La pathologisation des intersexes par les psys

Au fils des mois j’ai lu un certain nombre d’articles de psys qui ont écrit sur les intersexes. Je commence aujourd’hui une série de publications à ce sujet qui s’étalera sur quelques mois.

Avant de commencer, je voudrais présenter les auteurs des articles en question. Ce sont en majorité des psychiatres. Il y a aussi des psychologues. Généralement ils sont à la fois psychiatres et psychanalystes ou psychologues et psychanalystes. Leurs discours et arguments sont assez proches, quelle que soit leur formation initiale. D’ailleurs, ils se citent mutuellement. A noter qu’une bonne part de ces psys enseigne à l’université et diffuse donc des savoirs auprès des professionnel·le·s de demain. Enfin, ils sont presque tous employés dans des CHU recevant des jeunes intersexes et leurs parents à Paris, Lyon et Montpellier. Pour finir, les articles viennent de revues qui ont une audience importante chez les psys. Rien d’étonnant puisque beaucoup des auteurs sont des universitaires et qu’ils dirigent ou participent aux comités de lecture de ces revues.

Un vocabulaire systématiquement pathologisant
Maintenant que les présentations sont faites, nous allons entrer dans le vif du sujet. Le premier élément qui interpelle à la lecture de ces articles c’est la violence des mots et des métaphores utilisées. Le vocabulaire est toujours pathologisant. Les corps des enfants sont décrits du côté de la « malformation génitale » (Michel 2008) et de « l’apparence inesthétique » (Paye-Jaouen 2012). Il est expliqué qu’il s’agit d’une « maladie », qu’il s’agit de « jeunes gens atteints d’anomalies de la différenciation sexuelle » (Tamet 2010). Parfois le terme de maladie est remplacé par celui « d’entités nosographiques » (Tamet 2012).
Mais on peut passer à un niveau de violence supérieur (oui, oui, c’est possible). Les corps intersexués sont alors présentés comme « une aberration qu’il importe de comprendre mais surtout de corriger et si possible d’éviter » (Gueniche 2009) Ils représentent une « radicale étrangeté qui assigne à l’inhumain » (Gueniche 2010) « Cette anomalie du développement du sexe [est] difficilement pensable et contre-nature » (Gueniche 2010)

La naissance d’un enfant intersexe : une « effraction des limites humaines »
Avec ces mots, le décor est posé. Le décor d’une pièce de théâtre forcément du côté du drame. La naissance d’un enfant ayant un sexe atypique est décrit comme « un moment cruel pour les parents » ( Mouriquand). « La découverte est brutale », « le malaise est vif », c’est « le désespoir » (Tamet 2012). Les auteurs insistent sur « la douleur psychique des parents blessés dans leur narcissisme » (Tamet 2010 ), sur des « parents plongés dans le chaos de l’annonce d’une anomalie qui confine à l’inhumain » (Gueniche 2010). Dans le regard de ces psys, les parents ne peuvent que mal réagir, ils ne peuvent que désinvestir leur enfant qui vient de naître et le rejeter. Ces psys sont tellement certains que les intersexes sont « une aberration » qu’ils sont du « domaine de l’hybride et lieu de la monstruosité » (Gueniche 2009) qu’ils ne laissent pas exister la possibilité que des parents puissent réagir autrement.
Leur conclusion est simple, les corps de ces enfants « mettent à l’épreuve autant les parents que les médecins qui ne sortent pas non plus indemnes de telles rencontres » (Tamet 2012). Pour eux, il y a « effraction des limites humaines, une rupture de l’ordre des choses ou, pourrions-nous dire, de l’ordre du sujet » (Gueniche 2012). A partir de ce moment, seule « l’assignation et la reconnaissance du bébé dans un sexe autorise la levée de la sidération traumatique » (Gueniche 2012). Autrement dit, pour tranquilliser la gêne de certains adultes (gênés par ces enfants qui ne correspondent pas à leurs présupposés et aux normes de corps qu’ils ont en tête) on va intervenir sur leurs corps ; corps sains pourtant.

L’effet de ces mots sur les parents
C’est donc là tout l’effet de ces mots pathologisants, de ces mots violents qui peuvent effectivement sidérer tellement ils disqualifient certains êtres et certains corps atypiques. Ces mots permettent de légitimer une intervention sur le corps de personnes sans leur consentement et sans problème de santé. Le tour de passe-passe des psys en créant du drame, en connotant d’une façon monstrueuses les intersexes pousse les parents et les lecteurs des articles à penser que la chirurgie est la seule solution.
Par ailleurs, il est bien précisé que ces prises en charge médicales sont simples et évidentes. Elles n’ont pas a être questionnée par qui que ce soit. Il est par exemple expliqué que « dans la majorité des cas, ces anomalies sont faciles à identifier par les spécialistes » (Mouriquand 2012). La seule vraie question est dès lors « Quel est pour ce bébé le sexe qui lui permettra de vivre une vie d’adulte le plus près possible de la normalité ? » (Sirol 2002). Il faut faire rentrer les corps qui dépassent dans des normes parce que ça doit être comme ça et pas autrement. Parce que sinon on a affaire à « des monstres » qui provoquent de la « sidération ». La question du bien-être psychique des enfants est un sujet étonnamment peu développé dans ces différents articles. On pourrait pourtant penser qu’il devrait être au cœur du travail des psys, de leur travail d’accompagnement.
Or, dans ces équipes, on le voit via leurs articles (en lisant à peine entre les lignes) les psys occupent une place très particulière. Ils sont là pour convaincre d’accepter les décisions médicales. Les psys sont là pour favoriser l’observance du traitement. Ils sont là pour que tout roule dans le service, pour que leur collègues chirurgiens opèrent et qu’il n’y ait pas de regards alternatifs chez les parents qui pourraient être tentés d’imaginer un autre avenir possible pour leur enfant. La technique marche à tous les coups : faire peur d’un côté, proposer une solution de l’autre. Sur un registre différent ce type de technique est utilisé régulièrement par des politiciens sur des masses de citoyens-téléspectateurs…

Finalement, si les parents acceptent si souvent les opérations c’est d’une part parce que les équipes leur font peur mais c’est aussi parce qu’on connote l’acceptation de l’opération comme une chose qui fait d’eux de bons parents. Ainsi, André Wilcox, travailleur social explique : « À la naissance d’un enfant intersexué, les parents se sentent dans l’obligation de faire quelque chose pour rectifier le sexe atypique de l’enfant. La chirurgie vient ainsi consacrer l’impression d’avoir été un bon parent puisqu’elle vise, dans leur esprit, à protéger leur enfant en le normalisant » (Wilcox 2015). Il précise un peu plus loin dans son article : « La recherche effectuée par Streuli, Vayena, Cavicchia-Balmer et Huber (2013) auprès de 89 participants démontre que, lorsque l’information donnée aux parents est de nature « pathologisante », les parents souhaitent à 66 % qu’une intervention chirurgicale soit effectuée. Si l’information est démédicalisée, cette proportion passe à 23 %. L’étude de Creighton et al. (2013) va dans le même sens puisque, selon ces derniers, lorsque les parents reçoivent davantage de soutien, ceux-ci tendent à remettre à plus tard les chirurgies d’assignation de sexe ». On voit bien ici que le regard des équipes médicales et psys qui travaillent dans ces services à une incidence sur comment se positionnent les parents. Les mots pathologisants qui occupent tout l’espace, l’ambiance de drame qui est créée via ces mots et le type d’informations donnée produit des effets sur les parents. On est bien loin d’un idéal de consentement libre et éclairé…

L’effet de ces mots sur les jeunes intersexes
Nous avons vu précédemment la violence des termes utilisés pour décrire les personnes intersexes. Ces mots parlent d’avantage des auteurs que des personnes intersexes. Ils viennent montrer quelles sont les représentations que ces psys ont des personnes. Ils viennent montrer leur dégoût et leur rejet. Ces regards ont des conséquences sur les parents des enfants. En effet, ils viennent convaincre les parents que leur enfant est « malade », « monstrueux » et qu’il doit être opéré pour être « réparé » et pour avoir « une vie d’adulte le plus près possible de la normalité ». Mais ce regard à aussi des conséquences énormes sur les intersexes. En effet, ce qu’on apprend très rapidement c’est à percevoir que nos corps ne sont pas valides, qu’ils ne sont pas beaux (cf« malformation génitale » (Michel 2008) et « apparence inesthétique » (Paye-Jaouen 2012).) Nous baignons toute notre enfance et notre adolescence dans ces mots disqualifiant et dévalorisant nos corps. Nous avons, pour beaucoup d’entre-nous, subis des interventions chirurgicales visant à modifier nos corps qui n’étaient pas vu comme socialement acceptables. Nous apprenons la honte, nous apprenons le secret.
Et là, se produit quelque chose d’incroyable, les effets iatrogènes (ou effets secondaires des traitements) sont présentés comme étant le fait de l’intersexuation elle-même. La honte de nos corps n’est ni entendu comme les effets du body-shaming et des normes de corps de la société dans son ensemble, ni comme les effets du dispositif médical qui a invalidé et modifié nos corps.

Voilà quelques citations qui montrent comment les difficultés rencontrées par les intersexes sont totalement décontextualisées et comment elles sont naturalisées. Dans l’esprit de ces psys, c’est juste le fait d’avoir un corps atypique qui produit tout cela.

« Enfin, qu’il s’agisse d’ambiguïtés sexuelles, de pseudo-hermaphrodismes ou de tout autre anomalie touchant les organes et la sexualité, ces circonstances sont toujours source de troubles majeurs dans la constitution de l’identité sexuée, et cela durant toute l’enfance. Cependant, c’est au moment de l’adolescence et de la puberté que la question de savoir à quel sexe le sujet se reconnaît appartenir se pose de façon aiguë. Les manifestations psychopathologiques sont alors souvent bruyantes et témoignent de grandes détresses psychologiques. Il est sans doute important de ne pas attendre les points de rupture avant d’envisager un accompagnement psychologique voire un travail psychothérapique avec ces jeunes, au plus mal avec leur identité » (Duverger 2011)

« L’isolement affectif et social, le repli et le refuge dans le silence, les conduites qui peuvent faire aborder la solution suicidaire sont les écueils massifs : comme héritiers lointains de la honte et du sentiment de monstruosité qui a pu accompagner l’entourage familial » (Tamet 2012)

Ces deux extraits sont construits de la même manière et ils montrent de manière évidente le fait que les psys pensent que c’est le fait d’être intersexe qui est par nature source de souffrance. Peut-être un peu comme il y a 40 ans on parlait de « l’homosexualité ce douloureux problème ». Dans ce type de discours psychologisant, ce n’est jamais l’environnement, le social, qui est source de souffrance. Pour le dire autrement, ce n’est pas la réaction de la société le problème, c’est la personne elle-même. Et ça, c’est juste révoltant comme niveau de lecture.

limited editionCréer de la souffrance pour mieux prétendre la soigner…

« Tous les enfants opérés de malformations uro-génitales complexes doivent être suivis par leur chirurgien jusqu’à l’adolescence, pour dépister et prendre en charge d’éventuelles anomalies anatomiques persistantes, les informer de leur pathologie et les aider à mieux appréhender leur sexualité en répondant à leur questions et en les anticipant. Cette prise en charge doit être pluridisciplinaire avec les pédiatres, les gynécologues et endocrinologues pédiatres et psychologues ». (Paye- Jaouen 2012)

Aider des ados et jeunes adultes à se sentir bien dans leur corps, à débuter leur sexualité en leur disant qu’ils ont des « malformations », des « anomalies anatomiques » ça doit être très efficace… C’est un truc quand même hautement pathogène. En même temps, ces psys parlent négativement du corps des intersexes mais leur disent en même temps qu’ils doivent être bien dans leur corps. C’est juste invraisemblable.

Je terminerai avec une dernière citation qui porte sur la question du secret et qui témoigne aussi d’un positionnement des équipes médico-psychologiques hautement pathogène. La voici :

« Si au début une certaine discrétion et le secret sont nécessaires, eu égard aux incertitudes, plus tard la parole se doit de circuler, au moins avec des interlocuteurs choisis » (Tamet 2010)

Là encore, le niveau d’invraisemblance est assez impressionnant. Les équipes médicales prescrivent le secret à la famille. Rien ne doit être dit. Honte et secret sont intégrés en même temps pendant de nombreuses années. Mais, viendrait un moment où la parole devrait circuler, où le secret devrait s’arrêter. Comment, après des années de non-dit et de secret, peut-on faire marche arrière et réparer les effets de mensonges construits sur des années ? Comment les psys peuvent diminuer la honte en parlant de façon pathologisante ? Comment les psys peuvent diminuer la honte tout en prescrivant le secret et la discrétion ?

Une rupture nécessaire : pour des psys engagé·e·s et conscient·e·s des normes sociales
J’ai envie de conclure en montrant que tous les psys ne sont pas dans le même panier. Certains ont des capacités critiques par rapport au positionnement d’une bonne partie de la profession qui psychologise ce qui est politique et qui ne va pas dans leur sens. Ces psys qui sont critiques sont généralement des personnes qui prennent en compte le fait que nous ne sommes pas de purs esprits, que nous vivons dans un monde avec ses normes et qu’il faut prendre en compte cela dans nos analyses. Sans ça, nos positionnements de psys ne font que reproduire et légitimer les violences et oppressions que les personnes minoritaires subissent.

« On reconnaît la fausse précision qui double imperturbablement les affirmations les plus vagues de psys, qui n’ont en commun, depuis les prophètes, que de viser le frisson et de provoquer la chair de poule ! » (Tort 2005)

« Ce n’est pas seulement qu’en mettant en perspective historique les discours psys on ne peut que constater leur platitude, leur versatilité, leur opportunisme désolant, la seule constance demeurant le ton péremptoire » (Tort 2005)

8 réflexions sur “La pathologisation des intersexes par les psys

  1. Une description édifiante de la vision pathologisante des psys concernant les personnes intersexes. Etant en master de psychologie, j’ai eu la possibilité d’observer cette pathologisation exacerbée et bien-pensante (dans le sens où les psys en parlent de la souffrance qu’il faut « aider » en « corrigeant » avec cette fausse empathie dégoulinante) avec de rares cours où la question intersexe est « abordée » en parlant de maladie et d’anomalies. Jamais le terme intersexe n’est abordé tout comme le vécu des personnes concernées est mis de côté. Lorsqu’ils en parlent d’une manière qui se veut progressiste, c’est encore pire car ils présentent cela comme quelque chose d’intéressant à étudier comme si les personnes concernées n’étaient que des cobayes.
    S’ils sont tout à fait pathologisants envers les personnes dyadiques transgenres, ils le sont encore plus envers les personnes intersexes. Et toute tentative pour leur faire remarquer ces problèmes se solde par un ton condescendant laissant sous-entendre qu’en tant qu’étudiant-e, on doit se la fermer et écouter le professeur (l’inverse de ce qu’est sensée être la fac, quoi).
    Je voulais savoir ce que vous pensiez du livre « Le Choeur des femmes » de Martin Winckler, si vous l’avez lu ? N’étant pas concernée, je n’arrive pas à me positionner sur sa façon de considérer la question intersexe. C’est plus du côté de la médecine/chirurgie que du côté des psys mais ça reste quand même assez proche. J’ai l’impression qu’il aborde tout cela d’une bonne manière, en évoquant tous les problèmes que créent la médecine autour des personnes intersexes mais je me demandais s’il était possible d’en relever certains défauts, en supposant qu’il y en est.

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    • Nous sommes bien d’accord sur les contenus pathologisants et réactionnaires qui sont hélas enseignés par trop de profs à l’université…
      Concernant le livre de Martin Winckler, je l’avais trouvé très bien. Peut-être qu’aujourd’hui étant plus informé et politisé, j’y trouverai des défauts mais je pense que c’est un bon livre qui sensibilise un public large. Il y a d’ailleurs un article à ce sujet sur le blog (datant de décembre 2016).
      Merci pour ton commentaire. Et à bientôt j’espère 🙂

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      • Ah, en effet, cet article m’avait échappé ^-^ »
        Même si je ne suis pas concernée, j’ai eu un sentiment assez proche quand je l’ai lu. Même si je dois rajouter que certains passages sont particulièrement difficiles, les histoires de certains personnages, dont l’héroïne, sont particulièrement violentes. Quand je sortais du livre, ce n’était pas parce que je voulais faire autre chose mais parce que je devais digérer ce que je venais de lire. Si on revient d’une période difficile, il faut peut-être attendre avant de le lire même s’il y a des moments qui sont très forts dans le sens positif.

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      • Oui, certaines choses du livre sont dures mais finalement moins que les témoignages que j’ai pu entendre directement. Il y a un niveau de violence dont on ne peut faire l’économie. Parler de la situation des intersexes, c’est nécessairement parler violence et notamment violence médicale. La question est toujours de voir comment en parler sans sidérer, sans empêcher de penser mais en dénonçant clairement et en permettant de ressentir l’injustice et la colère qui permettent de se mobiliser en tant que personne concernée ou en tant qu’allié·e.

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      • Absolument, je suis tout à fait d’accord, ce n’est qu’en montrant cette violence qu’on peut faire comprendre le problème. Je voulais juste souligner qu’elle est présente et peut faire resurgir de vielles douleurs pour des personnes avec un vécu traumatique mais elle est nécessaire, c’est un fait.

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