Des soins centrés sur les besoins des intersexes, une révolution à venir ?

Aujourd’hui, la préoccupation majeure des médecins s’intéressant aux intersexes est de justifier les prises en charges actuelles (mutilations et traitements hormonaux non-consentis) et de dire qu’ils « améliorent » leurs techniques. Mais en dehors de ça, rien n’est fait pour améliorer les besoins de santé des intersexes. Autrement dit, la situation actuelle est kafkaïenne : les médecins ne s’occupent pas de ce que les intersexes expriment comme besoins de santé réels mais ils dépensent beaucoup d’énergie pour maintenir les prises en charge précoces et non-nécessaires à la santé que les intersexes dénoncent… Autrement dit, si l’on veut une amélioration de notre santé physique et psychique, il ne faut pas attendre que les professionnel·le·s de santé impulsent un changement.

L’urgence d’une autre politique de santé concernant les intersexes
Puisque les médecins ne se préoccupent pas de notre santé et qu’ils ne font pas d’études pour savoir quels sont les besoins que nous avons réellement, nous devons nous en charger. En plus de nous demander un travail lourd (en charge émotionnelle et en terme de temps pris sur nos vies professionnelles et/ou familiales) cela pose le problème du fait que l’état paye les médecins hospitaliers pour modifier sans leur consentement les corps des intersexes mineur·e·s mais ne rémunère pas les associations intersexes qui effectuent ce travail de santé publique !
Si l’urgence de militer pour que cessent les mutilations est clairement inscrite dans l’agenda des associations intersexes il est important que nous n’oublions pas en parallèle l’urgence de nous occuper de notre santé ici et maintenant. Combien d’entre-nous subissons les conséquences néfastes des modifications chirurgicales et hormonales que nous avons subies par le passé ? Combien d’entre-nous n’avons pas accès à des traitements hormonaux adaptés à nos besoins car ni les médecins, ni les laboratoires ne se soucient de nous1 ? Combien d’entre-nous différons nos rendez-vous médicaux en raisons de remarques blessantes voir de maltraitances de la part de médecins ? Enfin, combien d’entre-nous ont renoncé à tout suivi médical ?
Toutes ces questions pourraient avoir des réponses. Et sur ces réponses des politiques de santé pourraient être construites. Vous me direz que ça coûte de l’argent. Mais l’argent est là. On ne peut qu’estimer ce que chaque année les mutilations des enfants et ados intersexes coûtent à la sécurité sociale. Ces opérations souvent multiples, nécessitant des hospitalisations longues coûtent des sommes qui ne sont en rien comparables à ce que coûteraient les politiques de santé dont nous avons besoin.

Un même constat un peu partout dans le monde
Ce problème d’accéder à des professionnel·le·s de santé à l’écoute, bienveillant·e·s et compétent·e·s se retrouve partout dans le monde. Il y a un an, un article2 très intéressant a été publié par Kimberly Zieselman, activiste états-unienne pour Interact Advocates. Voilà notamment trois passages particulièrement forts et pertinents issus de sa tribune :

« Même si je vis dans une grande ville réputée pour ses hôpitaux, je n’ai toujours pas réussi à trouver un endocrinologue qualifié pour gérer mon traitement, encore moins un médecin qui comprend ce que signifie être intersexe »

«J’ai lu une tonne de revues médicales et de journaux évalués par des pairs. C’est la seule façon pour la communauté intersexe d’être informée, afin que nous puissions à notre tour informer nos médecins et infirmières »

« Trop souvent, notre meilleur pari est de trouver des fournisseurs de soins de santé qui sont au moins prêts à nous écouter, puis de faire le travail souvent émotionnellement épuisant de les éduquer sur l’intersexuation »

En France, je connais beaucoup de personnes, membres d’une association intersexe ou pas, qui rencontrent exactement les mêmes problèmes dans leur vie. Individuellement, nous naviguons au mieux pour trouver des médecins qui nous accueillerons correctement, qui seront bienveillant·e·s avec nous. C’est le socle pour n’importe quel suivi. Sur cette base là, nous allons devoir faire leur éducation, leur expliquer ce qu’est l’intersexuation, leur donner une perspective non-pathologisante, leur expliquer le problème des termes tels que DSD, trouble du développement sexuel, anomalie, malformation, etc. Ensuite, il faudra qu’ils se documentent sur les implications de notre variation et/ou sur les implications des traitements que nous avons subis. Oui, pour les intersexes ayant subi des chirurgies génitales nous sommes plus exposé·e·s aux infections urinaires. Oui, pour les personnes qui ont eu une ablation de leurs gonades cela a des conséquences sur notre suivi hormonal, etc. Et puis, il faudra aussi qu’ils nous écoutent sur comment on sent notre corps, quels sont nos besoins de santé et comment l’idée d’aller faire un examen complémentaire lorsque cela s’avère nécessaire peut être source d’une inquiétude légitime vu les (très) mauvaises expériences que nous avons eu nous-même ou nos ami·e·s inters.

Malgré tout, nous piétinons
Alors que nous avons beaucoup de besoins nous n’arrivons ni à préciser clairement l’état de santé de notre communauté ni à mettre en place des dispositifs permettant de prendre soin de nous. Pour tout dire, cela me rend très triste et me décourage. Pourquoi arrivons nous à nous mobiliser si efficacement pour lutter pour le bien de la génération à venir et pas pour nous-mêmes ? (nous mettons en place de nombreuses actions pour la fin des mutilations mais nous piétinons quand il s’agit de concrétiser des actions pour améliorer notre vie aujourd’hui). Est-ce que nous avons été tellement abimé·e·s que nous ne pouvons pas agir pour notre bien ? Avons-nous intégré l’idée que nous n’avons pas suffisamment de valeur pour prendre soin de nous ? Est-ce que nous ne pouvons avoir de l’énergie que pour prendre soin des autres ? Est-ce qu’il faut être au bord du gouffre pour mériter qu’on mette en place des actions de care collectives ? Est-ce qu’on n’arrive pas à vraiment investir ce terrain de militance parce que nous craignons trop d’être en contact avec des professionnel·le·s de santé compte tenu du mal qu’ils ont fait à notre communauté ? En tout cas, une chose est sûre, le problème est là, on n’avance pas assez sur ces questions. Nos santés se dégradent, nous vieillissons, et nous ne savons pas vers qui nous tourner dans notre communauté ou en dehors de celle-ci pour prendre soin de nous.
Pourtant il y aurait des pistes à explorer. Ces dix dernières années, souvent dans l’urgence, les militant·e·s intersexes ont été en contact avec des médecins qui ont pu a minima limiter la casse et au mieux vraiment prendre soin de la santé de certain·e·s d’entre-nous. Mais ça ne se fait que dans l’urgence et ces contacts ne sont pas mutualisés. Par ailleurs, d’autres associations (féministes, LGBTQ) effectuent un important travail de formation, de dialogue, de réseau avec des professionnel·le·s de santé mais on ne partage pas suffisamment nos expériences, nos moyens, nos savoirs, nos carnets d’adresses. C’est une vraie perte collective. C’est une fragilisation de notre communauté que de ne pas mutaliser tout cela.
Très concrètement, ne pas organiser les choses collectivement c’est tantôt laisser les personnes en difficulté sans le niveau de soutien ou de soin qu’elles pourraient attendre, tantôt laisser les personnes intersexes qui interviennent auprès d’elles s’épuiser faute d’autres ressources et de renfort pour être elles-même soutenues dans leur travail de soutien3.

recherche communautaire

Des outils existent, nous devons nous les approprier
Regardons ce que des associations féministes, de lutte contre la grossophobie, de lutte pour l’autodétermination des personnes trans ou encore de personnes vivant avec le VIH ont pu mettre en place. Elles ont su impulser des projets avec des professionnel·le·s de santé, leur faire entendre leurs besoins, être dans une complémentarité où les compétences respectives sont reconnues et où les soignant·e·s ne sont pas dans un positionnement paternaliste.
C’est aussi une expérience forte car elle permet de sentir que nous reprenons le pouvoir sur un aspect de notre vie. Sentir que nous avons la capacité à nous organiser, à améliorer nos conditions de vie et notre santé au sens large est une expérience d’empowerment. Tout cela est de plus en plus conceptualisé et défendu notamment dans le cadre de la santé communataire4. Il est notamment évoqué quatre composantes essentielles :

la participation, la compétence, l’estime de soi, la conscience critique. Cette dernière se construit progressivement, à partir d’une conscience d’abord individuelle puis collective (la personne ou la collectivité n’est pas seule à avoir un problème) sociale (les problèmes individuels et collectifs sont influencés par la façon dont la société est organisée) et politique (la solution des problèmes d’ordre structurels passe par le changement social c’est à dire par l’action politique).

Co-construisons ces projets car nous avons besoin de certaines compétences professionnelles. Sachons utiliser les ressources extérieures à la fois parce que techniquement nous ne pouvons pas maitriser nous-mêmes toutes les compétences dont nous avons l’utilité mais aussi parce que nous appuyer sur ce qui existe déjà c’est nous décharger de certaines tâches. Si nous pouvons nous économiser sur certaines actions qui peuvent être portées par des personnes dyadiques compétentes et bienveillantes, faisons le. Gardons à l’esprit que le travail du care est un travail et qu’il nous prend déjà beaucoup de temps et d’énergie. Si une partie de ce travail peut être porté par d’autres et fait correctement, profitons en. Par ailleurs, si l’accès à ces espaces de santé physique et psychique peuvent être gratuits (pris en charge par la sécurité sociale ou par des centres municipaux) c’est encore mieux. Après ce que l’Etat a fait subir à beaucoup d’entre nous (via les services hospitaliers pratiquant les mutilations), après avoir abimé nos corps et nos psychismes, ça paraît être la moindre des choses qu’il soit en mesure de réparer partiellement ce qu’il a fait. C’est à la fois reconnaître le préjudice et soulager les pathologies iatrogènes (c’est à dire les problèmes de santé que les actes médicaux ont produits sur nos corps qui étaient en parfaite santé auparavant).
Enfin, nous pouvons aussi mettre en place par nous mêmes de nombreuses ressources (livrets d’informations sur nos corps et nos besoins, groupes d’auto-support, etc.) Développons collectivement des moyens structurés pour que l’aide intracommunautaire soit une force qui participe à la construction de notre communauté, qui nous lie les un·e·s aux autres, plutôt que faire des actions improvisées au coup par coup qui nous épuisent et dispersent nos forces.

Nous avons un équilibre à trouver entre du soutien intracommunautaire, du partage de savoirs sur la santé physique et psychique entre nous et le recours à des professionnel·le·s de santé quand nous le souhaitons et/ou quand c’est nécessaire.

J’espère que nous saurons faire ce travail car :
– il correspond à une urgence qu’on ne prend pas assez en compte pour le moment
– il est éminemment politique : survivre dans ce monde et prendre soin de soi quand on est intersexe est tout sauf une évidence
– il permettra à celleux d’entre nous qui militons d’être en état physique et psychique de poursuivre cet engagement sans risquer de tomber malade
– il est juste, tout simplement.

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1. On sait hélas que les médicaments sont avant tous pensés pour les hommes cisgenres et dyadiques au détriment des femmes cisgenre et dyadiques et donc encore plus au détriment des personnes trans et/ou intersexes. Voir notamment l’article suivant pour plus d’informations : Kim, A. M., Tingen, C. M., & Woodruff, T. K. (2010). Sex bias in trials and treatment must end. Nature, 465 (7299), 688-689.

2. « In the intersex community, we’re desperate for quality care. Doctors aren’t listening » par Kimberly Zieselman https://www.statnews.com/2017/10/26/intersex-medical-care/

3. A ce sujet, je recommande la lecture de « SAS, please someone help me – Fanzine de santé communataire transpédégouines meufs » par Santé Active et Solidaire Toulouse
https://santeactivesolidaire.files.wordpress.com/2015/03/zinesas.pdf

4. Voir le livre « Introduction à la psychologie communautaire » coordonné par Thomas Saïas

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