Article basé sur le chapitre 4 de la thèse en sciences du langage de Noémie Marignier intitulée « Les matérialités discursives du sexe – La construction et la déstabilisation des évidences du genre dans les discours sur les sexes atypiques »
Attention, il y a de nombreuses citations d’articles médicaux et de propos de parents qui sont d’une grande violence. Si vous êtes une personne intersexe et particulièrement si vous avez subi des violences médicales, je vous conseille de lire la suite dans un moment où vous allez bien et où vous pouvez avoir de la douceur et du réconfort après.
Désénonciations et effet d’obligation
J’aimerais mener une analyse énonciative des discours médicaux, en m’intéressant à la manière dont la présence subjective des médecins est gommée dans les articles médicaux. En effet, les discours sur la binarité, le choix et les opérations du sexe ne se présentent pas comme idéologiques, mais comme objectifs dans la mesure où la présence de l’énonciateur·e n’apparaît pas et où les résultats qui y sont présentés ont été construits selon un protocole scientifique. Suivant des travaux déjà menés sur les discours biologique du sexe (Keller 1992, 1995 ; Martin 1991), mon hypothèse est que cette objectivité des discours de la science, que je vais précisément mettre en question, est l’un des lieux de masquage des idéologies de genre.
Une des mises en place de cette désénonciation consiste, assez logiquement, à la disparition des agent·es de la médecine et de la science dans le discours, rendue possible par des tournures passives (cf. « le sexe définitif est choisi », « le diagnostic est réalisé », etc.)
Cette impression que les choses se font d’elles-mêmes, sans que des agent·es y prennent part par effacement des agents sémantiques, ne se réalise pas simplement dans les constructions passives, mais aussi simplement dans des énoncés où l’agent est absent : « Une augmentation significative de la taille du pénis a alors permis d’orienter l’enfant vers le sexe mâle ». Tous ces procédés consistant à « dire ce qui se fait sans indiquer celui ou celle qui le fait » (Kocourek 1991 : 84) contribuent au phénomène de désénonciation.
L’effacement des agents du discours médical passe également par les tournures impersonnelles (il impersonnel) ou pronominales (souvent associées à des verbes modaux, point sur lequel je reviendrai plus loin). On note des tournures impersonnelles dans ces extraits : « il est possible de proposer un diagnostic », « il est nécessaire de réaliser […] la génitoplastie » et pronominales : « l’exérèse s’impose », [l’indication d’un diagnostic prénatal] se justifie, etc. Ces tournures servent à gommer que ce sont les médecins qui font le diagnostic, la génitoplastie ou l’exérèse. Mais ces tournures font plus que masquer l’agentivité des médecins.
Retirer le sujet de l’énonciation (ici les médecins) permet de faire parler les choses, la vérité toute nue, l’évidence : sous l’instance de l’ordre du discours, il y a donc celle de l’ordre des choses, qui lui donne tout son crédit : si la science est vraie, c’est qu’elle fait en sorte que les choses, à travers elle, se disent vraies, comme d’elles-mêmes. (Ouellet 1984 : 50, mise en gras de l’auteur)
Dans les textes médicaux on relève régulièrement des nominalisations : l’ablation de la gonade, l’élevage dans le sexe féminin , une castration complète, le choix du sexe, la surveillance. Il faut pourtant bien que quelqu’un élève, castre, choisisse, indique ou surveille : mais ces structures actancielles ont disparu de l’énoncé.
Mais cela permet d’exhiber l’« inacceptable » évoqué par Sériot : castrer, enlever une gonade sont des actions sans doute trop violentes pour que la réalisation par un agent soit marquée au niveau syntaxique. Ces proto-énoncés restent alors dans les limbes du discours, qu’ils rendent possibles tout en n’étant jamais actualisés. Cela produit également, encore une fois, l’effet que les choses se font d’elles-mêmes, sont réalisées sans agent·es, correspondent à l’ordre des choses. [si personne n’énonce, il n’y a personne à qui s’opposer et pas de discours alternatif ; visibiliser les sujets d’énociation et proposer des contre-discours incarnés c’est tout l’objet du militantisme intersexe]
Modalités déontiques : l’effet d’obligation
L’assignation d’un sexe, le fait de choisir soit le sexe mâle soit le sexe femelle et de mener des opérations chirurgicales et un traitement afin de faire que le sexe corresponde au sexe assigné sont, on l’a dit, un des enjeux cruciaux de la prise en charge médicale des variations du sexe. Elles en constituent la base idéologique. Cette assignation est toujours présentée comme étant dans l’ordre des choses
Le verbe devoir est très fréquemment employé, que ce soit pour évoquer la nécessité du choix du sexe ou des opérations qui en découlent : On peut tout d’abord noter que les énoncés (13) à (17) présentent une forme passive du verbe modalisé par devoir : Il doit être fait (13), une décision doit être prise (14), elle devra être opérée (15), ces enfants doivent être élevés (16), l’hypospade et la cryptorchidie doivent être opérés (17). C’est cette dissimulation de l’instance énonciative qui donne l’impression que ce sont des circonstances matérielles qui imposent les décisions à prendre. Ces structures ambiguës contribuent à donner l’impression que l’obligation est portée par les choses mêmes, et que la prise en charge de ces enfants ne passe par la médiation de l’équipe médicale et des protocoles qu’elle décide.
Dans ces emplois d’imposer, les sujets grammaticaux ne sont pas agents mais tiennent le rôle sémantique de cause. Ainsi, La présence d’un chromosome Y (18), le sexe d’élevage (19), la découverte d’une anomalie des organes génitaux externes (20) sont des causes qui rendent obligatoires, respectivement, une castration complète, une thérapeutique hormonale, l’assignation d’un genre. L’obligation (l’imposition) n’est donc pas portée par des actant·es humains mais par des phénomènes médicaux, et au niveau sémantique on ne note la présence d’aucun agent. On remarque pourtant que ces énoncés portent tous la présence d’agent·es humain·es dissimulée. Des actions humaines (médicales) sont ainsi ramenées à une cause logique et naturelle. Assigner un sexe et donner un traitement, découvrir une « anomalie » et castrer, deviennent le fruit non pas d’une décision thérapeutique, mais d’une nécessité, d’un ordre du monde. C’est donc à un processus de naturalisation des traitements de l’intersexuation que participe l’utilisation d’imposer : ceux-ci sont rendus nécessaires par la nature même des choses.
Tous ces phénomènes constituent ce que j’appelle un effet d’obligation : c’est-à-dire le fait de constituer des actions réalisées par des humains (ici des médecins) en nécessité, en ordre naturel ; de dissimuler le fait que cet ordre des choses est prescrit par des agent·es et des protocoles et n’est pas un état de choses immuable, une nécessité de la nature ou de la vie. L’effet d’obligation ne constitue pas simplement la dissimulation d’une présence subjective, il remplace la présence subjective par une autre instance qui commande la nécessité
[Les médecins, des sortes d’hommes invisibles. Ils ne disent pas « Nous coupons des clitoris », mais « Le clitoris a dû être réduit ». Personne n’est responsable des mutilations génitales. C’est bien pratique…]
L’interpellation des sujets hétérosexués
Par ailleurs, les médecins font exister des critères sur ce que seraient des normes de corps, il en est de même par rapport à la sexualité. Voilà notamment deux extraits d’articles médicaux : « Les femmes ayant un syndrome RKH se présentent habituellement avec une aménorrhée primaire et/ou une incapacité d’avoir des rapports sexuels normaux » et « Néanmoins, le micropénis isolé n’entraîne pas toujours des dysfonctions sexuelles majeures, certains patients décrivant de bonnes érections, une sexualité parfois normale et souvent satisfaisante, une vie en couple dans 75% des cas »
Cependant, si cette normalité reste à l’état prédiscursif la plupart du temps, certains observables dans le corpus permettent de lui donner un contenu minimal :
(28) Nous avons étudié 15 hommes adultes porteurs de mutations du récepteur des androgènes, nés avec un hypospade postérieur et un micropénis. Après la puberté, après chirurgie réparatrice de l’urètre, la taille moyenne de la verge était de 4 cm. Aucun de ces patients n’avait de rapport sexuel avec pénétration. C’est l’anatomie des organes génitaux externes qui empêche une vie sexuelle normale, aggravée par des troubles de l’érection liés à l’insensibilité aux androgènes.
(29) Pour les autres patientes, tout est supposé aller normalement. Nous ne partageons pas cet optimisme, au vu des résultats obtenus en discutant de leur adolescence avec des patientes adultes âgées d’une trentaine d’années. La majorité d’entre elles n’ont pas une sexualité normale, plus de 40 % n’avaient eu aucune expérience de pénétration vaginale à l’âge adulte, ce qui sous-entend probablement une sexualité adolescente déjà perturbée.
Dans l’extrait (28), vie sexuelle normale est une reprise anaphorique de rapport sexuel avec pénétration ; dans l’extrait (29), c’est le phénomène inverse : expérience de pénétration vaginale à l’âge adulte reprend anaphoriquement sexualité normale. Ces extraits permettent d’avoir une idée des prédiscours auxquels font appel les segments vie sexuelle normale : à des discours instituant les rapports sexuels comme étant des rapports de pénétration vaginale.
La formation discursive de sexe-genre-sexualité médico-éducative
On observe les mêmes phénomènes langagiers dans le discours des parents que dans le discours médical, et ceux-ci font appel aux mêmes prédiscours. Ainsi, les extraits suivants provenant des forums de parents présentent des phénomènes tels que la disparition des agents, la nominalisation, et la présence de modalités déontiques, déjà mis en évidence dans le discours médical
De la même manière, l’adjectif normal et le terme rapports sont utilisés en faisant appel à des prédiscours de l’hétérosexualité obligatoire, rapports n’étant qualifié cette fois ni de sexuels, ni de normaux :
(48) Nous nous posons de très nombreuses questions. Dabord, pourquoi ? Qu’est-ce qui dans nos gènes ne marche pas… Ensuite, est-ce que le traitement proposé ( corticol ) + intervention chirurgicale donne de bon résultats. Y-a-t-il des effets secondaires ? Les résultats chirurgicaux obtenus à [nom d’hôpital] sont-ils meilleurs qu’ailleurs ? Devons-nous nous préparer à avoir une fillette hirsute, grosse… Pourra-t-elle avoir une vie sentimentale et sexuelle normale, avoir des enfants ?
(49) bonjour [prénom], [prénom féminin] est une petite fille très féminine, elle est très cocotte, mais c’est vrai qu’elle a une force et un punch incroyable aussi. Elle est aussi très en avance par rapport à son âge, ce qui par moment la met à l’écart des autres. Concernant l’opération de votre fille, je pense que comme la maladie est rare, chaque chirurgien tatonne peut être un peu. Moi [prénom féminin] aura des dilatations jusqu’à ce qu’elle est des rapports. Je vous souhaite une bonne journée.
Cependant, on trouve également d’autres adjectifs qui n’étaient pas présents dans le discours médical :
(50) Nous sommes les parents de [prénom féminin] atteint d’hcs avec perte de sel, détecté à la naissance. Notre petite puce est né le [date], et elle se porte très bien. Notre fille a été plusieurs fois hospitalisée surtout pour des gastros. Elle a subi une opération « plastie » pour ses organes génitaux externes (elle avait le clitoris hypertrophiés, le vagin fermer et les lèvres soudées), tout c’est très bien passé, elle a récupérée a une vitesse folle. Aujourd’hui, nous lui faisons une dilatation du vagin tous les jours, afin de passer à un calibre raisonnable quand elle sera plus grande.
(51) Pour ce qui est des dilatations, [prénom féminin] avait egalement une hypertrophie clitoridienne et les grandes levres soudees, pas de vagin. le chirurgien a fait semble t il la meme operation que votre fille, mais je ne sais pas si la taille de son vagin est sufisante comme il dit que tout est parfait? Je poserai la question mais l endocrino va raler comme elle est contre ce genre de site internet, qui lui enleve le pouvoir de la connaissance.
On note l’utilisation d’autres adjectifs évaluatifs non axiologiques ici : suffisant et raisonnable, le premier pour qualifier la taille du vagin (51), le deuxième pour qualifier le calibre de la bougie utilisée pour les dilatations (50). Ceux-ci font également appel à des prédiscours : le calibre raisonnable [de la bougie], fait appel à un prédicours concernant la taille d’un pénis ; quant à la taille du vagin suffisante, cela fait appel à un prédiscours sur le vagin pénétré par un pénis. Encore une fois, ce sont les discours de l’hétérosexualité pénovaginale obligatoire qui servent à remplir des adjectifs creux sémantiquement en tant que leur fonctionnement est de faire appel à une norme prédiscursive.
Le genre et ses stéréotypes
Avant de clore ce chapitre, j’aimerais consacrer une section à la question des stéréotypes de genre et à la hiérarchie établie entre les sexes dans les discours.
La tendance chirurgicale en matière de variations du sexe est de faire des petites filles quand il n’est pas possible d’obtenir un pénis pénétrant, un vagin étant considéré comme plus facile à faire qu’une verge (Guillot 2008). Cette idée se matérialise dans les discours de manière tout à fait explicite :
(52) L’exstrophie vésicale est une malformation rare du pelvis, survenant pendant l’embryogenèse, et associée chez les garçons à l’absence quasi complète de pénis. Pour cette raison, depuis 25 ans, les urologues américains ont proposé aux parents de ces patients un choix de sexe féminin.
De plus, si sexes féminins et masculins sont envisagés à l’aune de l’hétérosexualité future des enfants, la question des sensations sexuelles (ou plutôt de leur absence) est inexistante pour les deux sexes (je pensais qu’elle apparaîtrait au moins dans le cas des sexes masculins).