Mon intersexuation en un schéma

En ce moment c’est une période remuante pour moi. Et suffisamment intense pour que ça m’empêche d’écrire.
Du coup j’ai réussi à contourner ce blocage en faisant un schéma. ça reprend pas mal de choses de ma vie de ces 5 dernières années.
Concernant les flèches, parfois je comprends bien pourquoi j’en ai mis une à tel endroit, vers telle direction, parfois c’est plus brumeux, voire même je ne suis pas complètement d’accord avec ce premier jet. Tant pis, je partage ça en l’état, toujours dans l’idée de quelque chose qui progresse, qui ne se fige pas et qui dirait une vérité absolue.
Bonne semaine les ami·e·s et à bientôt.

 

article 58 schema

Usage des mots chez les intersexes vs chez les médecins

Article basé sur le chapitre 5 de la thèse en sciences du langage de Noémie Marignier intitulée « Les matérialités discursives du sexe – La construction et la déstabilisation des évidences du genre dans les discours sur les sexes atypiques »

Les mots stratégiquement utilisés par les médecins
On avait étudié au chapitre 2 l’instabilité dénominative dans le discours des médecins, et les réflexions métalinguistiques sur les termes à employer pour parler des variations du sexe. Ces réflexions abordaient des problèmes référentiels (trouver le mot qui engloberait le plus de variations du sexe) et des problèmes éthiques (utiliser des mots qui ne soient pas blessants ou problématiques pour les familles). Mais au-delà de ces réflexions sur le choix de dénomination, les médecins produisent également des discours sur les mots à utiliser face aux parents et aux enfants avec une variation du sexe. L’activité métalinguistique n’est pas dirigée vers la recherche du mot juste, du meilleur mot, mais vers la prescription de conduites langagières à adopter :

(34) Tant que le sexe de l’enfant n’est pas encore défini, il faudra éviter l’utilisation de termes anatomiques qui peuvent orienter vers un sexe ou un autre. On parlera avec les parents de « tubercule génital », de « bourrelets génitaux », de « gonades » ou de « sinus urogenital ». On leur expliquera que le sexe de l’enfant est masqué par une malformation qu’il convient de déterminer par des examens complémentaires. Ils seront avertis des conséquences pratiques du choix définitif du sexe, c’est-à-dire les interventions chirurgicales, le risque de stérilité s’il y en a ou d’un traitement substitutif si besoin.

(35) À partir du moment où il existe une incertitude sur le sexe, on évitera d’employer des termes pouvant orienter vers un sexe défini : on parlera plutôt « d’enfant, de bébé ».

(36) Chacun des éléments morphologiques échographiques décrits peuvent être anormaux. Dès qu’il existe un doute sur la normalité des OGE, la terminologie employée doit être attentivement choisie pour ne pas bouleverser définitivement l’image de l’enfant à venir dans l’esprit des parents. La description doit reprendre des termes génériques indifférenciés tels que bourgeon génital (plutôt que pénis ou clitoris), bourrelets génitaux (plutôt que scrotum ou grandes lèvres), ou encore gonades (plutôt que testicules ou ovaires). Cette précaution de terminologie permet de réaliser un bilan complet et si possible d’anticiper le sexe d’élevage avant d’avoir nommé le sexe fœtal.

(37) • parler aux parents, expliquer que le bébé présente une anomalie des organes génitaux et qu’il n’est pas possible de déterminer son sexe immédiatement. Parler « du bébé », « de votre enfant ». Proposer de donner un surnom (en général les surnoms ne sont pas sexués) à l’enfant ;
• faire une description anatomique précise. Comme certaines anomalies de la différenciation sexuelle vont faire discuter un choix de sexe différent du sexe caryotypique, le phénotype de l’enfant doit être décrit dans des termes indifférenciés. Des schémas ou des photographies accompagneront l’examen clinique.

Là aussi on note la forte prescription à dire ou ne pas dire à travers l’utilisation de mots métalinguistiques ; de même du côté de ce qu’il faut dire, il s’agit d’employer des termes indifférenciés ou des termes génériques indifférenciés.

Dans l’extrait (36), l’énonciateur est plus précis encore dans son explication : pour ne pas bouleverser définitivement l’image de l’enfant à venir dans l’esprit des parents. S’il ne faut pas nommer, ce n’est pas simplement parce qu’on ne connaît pas les mots pour décrire les sexes, c’est parce que les mots du sexe ont une action, exprimée très clairement par la circonstancielle de but de l’extrait (36). Les mots ont un pouvoir sur le genre (sur l’orientation du sexe) les mots assignent. C’est le fait que les mots peuvent faire le genre qui est en jeu ici, et surtout qu’ils peuvent mal le faire : il convient alors de prescrire et d’interdire certains mots qui font le genre. C’est alors un type de prescription linguistique tout à fait particulier qui est ici donné à lire : une prescription d’assignation, ou plutôt de non-assignation du sexe-genre.

Il n’est pas question de vrai ou de faux, de juste ou d’injuste, mais bien de ce que le langage permet de faire ou ne pas faire, c’est-à-dire des fonctions performatives du langage. C’est donc un métadiscours qui s’occupe des effets du langage, et plus particulièrement de ses effets dans la production de la subjectivité. Le pouvoir du langage de créer ce qu’il nomme, et plus particulièrement en ce qui concerne la constitution de la subjectivité genrée, est ici exhibé. Les mots du genre sont dotés du pouvoir de créer l’ordre ou le désordre dans la constitution psychique des parents et des enfants : dire le sexe et son atypicité peut même venir mettre en péril la construction du genre :

(38) L’autre problématique est celle de l’information aux familles. S’il est relativement facile de parler d’aménorrhée, d’infertilité et de risque cancéreux, il n’en est pas de même en ce qui concerne le génotype. Sa révélation hésite entre d’une part les obligations éthiques et médicolégales qui la justifieraient, et d’autre part ses conséquences psychosociologiques, éventuellement dangereuses, alors qu’elle n’a aucune influence sur la stratégie thérapeutique. Il est possible qu’expliquer aux parents que l’enfant est née sans utérus, que ses « ovaires » ne pourront produire les hormones femelles nécessaires à la puberté, qu’il faudra donc en temps utile administrer des oestrogènes per os et peut-être agrandir le vagin pour autoriser une sexualité satisfaisante, ne soit plus suffisant face à l’évolution des mentalités.

Dans l’extrait (38), l’idée est évoquée que dire le sexe, dire le génotype (sa révélation) peut venir ruiner la construction binaire du genre, peut avoir des « conséquences psychosociologiques, éventuellement dangereuses ». Le genre est dans ces extraits exhibé comme discursif : le fait de nommer le sexe, de nommer les organes du sexe a des effets, « peut orienter vers un sexe ou vers l’autre » (34).

On trouve dans le même ordre d’idée un énoncé d’une mère tout à fait intéressant en ce qu’il met en évidence le pouvoir des mots :
(39) Bien sur, je banis le mot « virilisation » et le mot « pénis ». Pour nous, ma fille avait une malformation génitale, nommée un clitoris hypertrophié. Ne pas lui apporter une quelconque ambiguité d’identité sexuelle puisqu’il ni en a pas.

Évoquer, catégoriser les organes et le corps à l’aide des mots virilisation et pénis est proscrit pour « ne pas lui apporter une quelconque ambiguité d’identité sexuelle ». Les mots ne sont pas niés parce qu’ils ne sont pas adéquats — ce n’est pas l’illusion du langage qui représenterait les choses qui est mobilisée ici — mais bien parce qu’ils ont un pouvoir sur l’identité de genre des individus.

Discours intersexes : une nouvelle FD de sexe-genre-sexualité ?
Les discours militants intersexes présentent une conception du sexe du genre et des sexualités radicalement différente de celles des médecins et des familles.

Je m’appuierai pour les analyses de cette sous-partie sur des textes militants, publiés initialement sur le site intersexualite.org (désactivé depuis 2012) que j’ai pu retrouver dans les groupes de discussion intersexes, mais aussi sur le site de l’OII francophonie, ainsi que sur des échanges militants entre les membres des groupes consacrés à l’intersexuation.

Dans le chapitre précédent, j’ai longuement analysé l’adjectif normal tel qu’il apparaissait dans le discours médical. De manière tout à fait intéressante, on ne retrouve presque aucune occurrence de normal dans le corpus militant intersexe, que ce soit pour critiquer le discours de la normalité ou pour ériger de nouvelles normes. Normatif et ses dérivés sont en revanche bien attestés, comme le montre l’extrait suivant ; on le retrouve néanmoins plus régulièrement dans les composés cisnormatif ou hétéronomatif qui ne sont pas spécifiques au militantisme intersexe (mais plus largement au militantisme LGBT et féministe)

Normal a cependant une place dans le corpus militant intersexe : on le retrouve sous la forme de ses dérivés. J’ai ainsi relevé la présence du verbe normaliser, le substantif normalisation, l’adjectif normalisateur :

Lorsqu’on normalise on rend normal ; l’accent est mis sur le processus et non sur l’état de normalité. L’utilisation généralisée de normaliser met en évidence qu’il s’agit d’un faire, d’un rendre et pas simplement d’un état des choses.

Au-delà de cette utilisation de dérivés de normal, on note des phénomènes où les mots utilisés ont des sens très spécifiques. C’est le cas dans les énoncés précédents où on remarque la présence d’un autre adjectif et de ses dérivés : binaire. Le terme n’existe pas dans le discours médical, mais il est extrêmement fréquent dans les discours militants intersexes pour nommer la division entre les groupes discrets homme et femme, mâle et femelle

article 57 - addams

L’agentivité intersexe dans la FD
Les discours militants intersexes s’opposent aux définitions médicales des mots, en créent de nouvelles, bref, rentrent dans un rapport antagoniste avec la FD de sexe-genre-sexualité médico-éducative. Ces discours d’opposition au sens que prennent les mots dans les discours médicaux, je les considère comme agentifs en tant qu’ils mettent en jeu l’agency des militant·es intersexes définie comme « la puissance d’agir que nous pouvons tirer de notre dépendance fondamentale à l’Autre, au langage ; c’est aussi la résistance que produit nécessairement le pouvoir » (Nordmann & Vidal 2004). Cette conception de l’agentivité exhibe un double positionnement : à la fois les sujets ne sont pas libres, ils agissent dans des rapports de contraintes ; à la fois ils ont une marge de manœuvre et de subversion au sein même de ces contraintes. C’est ce qu’on a pu voir à l’œuvre dans les discours militants : il n’y a pas de création ex-nihilo de sens ou de mots pour s’opposer au discours médicaux, il n’y a pas de sortie des rapports de pouvoirs, mais une résistance à des sens et à des mots imposés (soit en déplaçant ou troublant les sens, soit en créant de nouveaux mots sur des bases existantes, etc.).

Certains extraits montrent bien les mécanismes de lutte militante face à la contrainte de la FD de sexe-genre-sexualité médico-éducative, et le fait que les pratiques de résistances ne permettent pas d’en sortir, ni de la détruire. Ainsi des militant·es intersexes expriment la difficulté à opposer une résistance aux mots circulant dans la FD de sexe-genre-sexualité médico-éducative :
(62) Moi même, bien qu’au delà des genres, j’en suis encore réduitE à parler de ma féminité, ma masculinité lorsque je témoigne. Si je ne me vis pas comme cela, si je ne me pense pas comme cela (je ne me pose même pas la question en fait), lorsqu’on me demande de verbaliser, malgré toutes les précautions oratoires, je ne peux qu’utiliser les mots existants.
(63) Je suis bassement matérialiste, je sais, je suis un inculte de la culture Queer, je sais. Et pourtant j’ai vécu ça, à ma façon, je mets mes mots et mes images populaires de taille de bite, de conformation de sexe, de seins, de violence et de bonheur pour toucher les gens.

Ces locuteur·es mettent en avant le fait qu’illes sont parfois obligé·es d’utiliser les mots tels qu’ils circulent dans d’autres FD, et notamment dans la FD de sexe-genre-sexualité médico-éducative : j’en suis encore réduitE à parler de ma féminité, ma masculinité, je ne peux qu’utiliser les mots existants, je mets mes mots et mes images populaires de taille de bite, de conformation de sexe, de seins[…].

Il me semble difficile d’isoler une FD intersexe d’une FD LGBT avec laquelle elle entretient un rapport, non pas antagonique, mais de collaboration. La FD intersexe me semble dépendante de la FD de sexe-genre-sexualité LGBTIQ, et partage avec elle des termes et le sens de certains mots, et plus généralement des discours communs.

L’interpellation a lieu dans la FD intersexe comme travail de sape du genre, mobilisant et démobilisant tour à tour les catégories ; ce qui compte au sein de la FD intersexe, c’est l’absence d’évidence des catégories interpellantes.

La fréquentation des discours militants m’a souvent donné l’impression que les mots me filaient entre les doigts : tel terme que, dans un texte, je lisais être inadéquat pour décrire les variations du sexe, je le retrouvais employé dans un autre sans mise à distance du dire (intersexualité en est l’exemple le plus frappant, critiqué parce que faisant référence à la sexualité, mais employé tout de même par un grand nombre de militant·es) ; tel phénomène langagier que je pensais avoir réussi à circonscrire se révélait finalement non pertinent. Ceci était d’autant plus troublant que le discours médical et le discours parental fonctionnaient pour leur part de manière beaucoup plus lisse et univoque. Cette opacité, ce trouble dans le discours me semblent donc avoir des conséquences importantes sur l’interpellation des sujets, et doivent être analysés au regard de leurs implications et de leurs effets politiques. Si la locutrice en (63) disait être une « inculte de la culture queer », il semble toutefois que la pratique du trouble dans les mots peut justement être conçue comme une vraie démarche queer, telle que Bourcier les décrit : refuser de s’impliquer dans les termes posés par une forme d’autorité ou un régime disciplinaire et chercher plutôt à trouver la position stratégique qui permet d’en exhiber les mécanismes.

Ces remarques invitent à questionner l’existence même d’une FD de sexe-genre-sexualité intersexe : qu’est-ce donc qu’une FD où les interpellations sont troubles (et donc non évidentes) et où le sens des mots est perpétuellement remis en question ? Dans cette perspective, la FD de sexe-genre-sexualité intersexe apparaît comme une FD au fonctionnement différent de celle étudiée au chapitre 4 : son idéologie se matérialise peu en discours, elle recrute autrement les sujets ; c’est finalement une FD peu consistante, peu assujettissante. C’est bien la question du sujet qui est ici en jeu, dont j’ai montré au début de ce chapitre qu’elle était problématique dans la théorie de la FD des années 1960 et 1970. Le problème de la FD originale, c’est qu’elle fait disparaître le sujet comme toujours déjà assujetti ; or si on l’introduit, comme j’ai tenté de la faire, une possibilité de puissance d’agir, la force idéologique matérialisée dans la FD se retrouve affaiblie, mais la puissance politique des sujets devient plus grande. C’est en ce sens qu’on peut penser des FD de sexe-genre-sexualité queer, dont ferait partie la FD intersexe, et qui se situeraient à la fois dans les idéologies (entrant dans des relations antagoniques avec d’autres FD) et à travers elles, en permettant une multiplicité de réalisations subjectives dans des pratiques micro-politiques de résistance.

Le fonctionnement idéologique de la FD intersexe, consiste alors moins dans la production d’évidences quant au sexe et au genre, que dans un mouvement d’opposition aux autres FD. Ses failles, quant à elles, se placent alors dans d’autres lieux : dans la création de sens non stabilisés, perpétuellement en mouvement et, finalement, difficiles à saisir et à rassembler.

Proposer une nouvelle dynamique de la prise en compte du sujet à travers la notion d’agency a alors notamment permis de thématiser une FD de sexe-genre-sexualité intersexe dont le fonctionnement diffère de la précédente : la force idéologique des discours se matérialise dans un mouvement réflexif, et, si les sujets n’y sont pas libres, ils mettent au jour les mécanismes assujettissants du discours médical par une certaine puissance d’agir discursive.

La formation discursive de sexe-genre-sexualité médico-éducative

Article basé sur le chapitre 4 de la thèse en sciences du langage de Noémie Marignier intitulée « Les matérialités discursives du sexe – La construction et la déstabilisation des évidences du genre dans les discours sur les sexes atypiques »

Attention, il y a de nombreuses citations d’articles médicaux et de propos de parents qui sont d’une grande violence. Si vous êtes une personne intersexe et particulièrement si vous avez subi des violences médicales, je vous conseille de lire la suite dans un moment où vous allez bien et où vous pouvez avoir de la douceur et du réconfort après.

Désénonciations et effet d’obligation
J’aimerais mener une analyse énonciative des discours médicaux, en m’intéressant à la manière dont la présence subjective des médecins est gommée dans les articles médicaux. En effet, les discours sur la binarité, le choix et les opérations du sexe ne se présentent pas comme idéologiques, mais comme objectifs dans la mesure où la présence de l’énonciateur·e n’apparaît pas et où les résultats qui y sont présentés ont été construits selon un protocole scientifique. Suivant des travaux déjà menés sur les discours biologique du sexe (Keller 1992, 1995 ; Martin 1991), mon hypothèse est que cette objectivité des discours de la science, que je vais précisément mettre en question, est l’un des lieux de masquage des idéologies de genre.
Une des mises en place de cette désénonciation consiste, assez logiquement, à la disparition des agent·es de la médecine et de la science dans le discours, rendue possible par des tournures passives (cf. « le sexe définitif est choisi », « le diagnostic est réalisé », etc.)
Cette impression que les choses se font d’elles-mêmes, sans que des agent·es y prennent part par effacement des agents sémantiques, ne se réalise pas simplement dans les constructions passives, mais aussi simplement dans des énoncés où l’agent est absent : « Une augmentation significative de la taille du pénis a alors permis d’orienter l’enfant vers le sexe mâle ». Tous ces procédés consistant à « dire ce qui se fait sans indiquer celui ou celle qui le fait » (Kocourek 1991 : 84) contribuent au phénomène de désénonciation.
L’effacement des agents du discours médical passe également par les tournures impersonnelles (il impersonnel) ou pronominales (souvent associées à des verbes modaux, point sur lequel je reviendrai plus loin). On note des tournures impersonnelles dans ces extraits : « il est possible de proposer un diagnostic », « il est nécessaire de réaliser […] la génitoplastie » et pronominales : « l’exérèse s’impose », [l’indication d’un diagnostic prénatal] se justifie, etc. Ces tournures servent à gommer que ce sont les médecins qui font le diagnostic, la génitoplastie ou l’exérèse. Mais ces tournures font plus que masquer l’agentivité des médecins.
Retirer le sujet de l’énonciation (ici les médecins) permet de faire parler les choses, la vérité toute nue, l’évidence : sous l’instance de l’ordre du discours, il y a donc celle de l’ordre des choses, qui lui donne tout son crédit : si la science est vraie, c’est qu’elle fait en sorte que les choses, à travers elle, se disent vraies, comme d’elles-mêmes. (Ouellet 1984 : 50, mise en gras de l’auteur)
Dans les textes médicaux on relève régulièrement des nominalisations : l’ablation de la gonade, l’élevage dans le sexe féminin , une castration complète, le choix du sexe, la surveillance. Il faut pourtant bien que quelqu’un élève, castre, choisisse, indique ou surveille : mais ces structures actancielles ont disparu de l’énoncé.
Mais cela permet d’exhiber l’« inacceptable » évoqué par Sériot : castrer, enlever une gonade sont des actions sans doute trop violentes pour que la réalisation par un agent soit marquée au niveau syntaxique. Ces proto-énoncés restent alors dans les limbes du discours, qu’ils rendent possibles tout en n’étant jamais actualisés. Cela produit également, encore une fois, l’effet que les choses se font d’elles-mêmes, sont réalisées sans agent·es, correspondent à l’ordre des choses. [si personne n’énonce, il n’y a personne à qui s’opposer et pas de discours alternatif ; visibiliser les sujets d’énociation et proposer des contre-discours incarnés c’est tout l’objet du militantisme intersexe]

Modalités déontiques : l’effet d’obligation
L’assignation d’un sexe, le fait de choisir soit le sexe mâle soit le sexe femelle et de mener des opérations chirurgicales et un traitement afin de faire que le sexe corresponde au sexe assigné sont, on l’a dit, un des enjeux cruciaux de la prise en charge médicale des variations du sexe. Elles en constituent la base idéologique. Cette assignation est toujours présentée comme étant dans l’ordre des choses

Le verbe devoir est très fréquemment employé, que ce soit pour évoquer la nécessité du choix du sexe ou des opérations qui en découlent : On peut tout d’abord noter que les énoncés (13) à (17) présentent une forme passive du verbe modalisé par devoir : Il doit être fait (13), une décision doit être prise (14), elle devra être opérée (15), ces enfants doivent être élevés (16), l’hypospade et la cryptorchidie doivent être opérés (17). C’est cette dissimulation de l’instance énonciative qui donne l’impression que ce sont des circonstances matérielles qui imposent les décisions à prendre. Ces structures ambiguës contribuent à donner l’impression que l’obligation est portée par les choses mêmes, et que la prise en charge de ces enfants ne passe par la médiation de l’équipe médicale et des protocoles qu’elle décide.

Dans ces emplois d’imposer, les sujets grammaticaux ne sont pas agents mais tiennent le rôle sémantique de cause. Ainsi, La présence d’un chromosome Y (18), le sexe d’élevage (19), la découverte d’une anomalie des organes génitaux externes (20) sont des causes qui rendent obligatoires, respectivement, une castration complète, une thérapeutique hormonale, l’assignation d’un genre. L’obligation (l’imposition) n’est donc pas portée par des actant·es humains mais par des phénomènes médicaux, et au niveau sémantique on ne note la présence d’aucun agent. On remarque pourtant que ces énoncés portent tous la présence d’agent·es humain·es dissimulée. Des actions humaines (médicales) sont ainsi ramenées à une cause logique et naturelle. Assigner un sexe et donner un traitement, découvrir une « anomalie » et castrer, deviennent le fruit non pas d’une décision thérapeutique, mais d’une nécessité, d’un ordre du monde. C’est donc à un processus de naturalisation des traitements de l’intersexuation que participe l’utilisation d’imposer : ceux-ci sont rendus nécessaires par la nature même des choses.

Tous ces phénomènes constituent ce que j’appelle un effet d’obligation : c’est-à-dire le fait de constituer des actions réalisées par des humains (ici des médecins) en nécessité, en ordre naturel ; de dissimuler le fait que cet ordre des choses est prescrit par des agent·es et des protocoles et n’est pas un état de choses immuable, une nécessité de la nature ou de la vie. L’effet d’obligation ne constitue pas simplement la dissimulation d’une présence subjective, il remplace la présence subjective par une autre instance qui commande la nécessité

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[Les médecins, des sortes d’hommes invisibles. Ils ne disent pas « Nous coupons des clitoris », mais « Le clitoris a dû être réduit ». Personne n’est responsable des mutilations génitales. C’est bien pratique…]

L’interpellation des sujets hétérosexués
Par ailleurs, les médecins font exister des critères sur ce que seraient des normes de corps, il en est de même par rapport à la sexualité. Voilà notamment deux extraits d’articles médicaux : « Les femmes ayant un syndrome RKH se présentent habituellement avec une aménorrhée primaire et/ou une incapacité d’avoir des rapports sexuels normaux » et « Néanmoins, le micropénis isolé n’entraîne pas toujours des dysfonctions sexuelles majeures, certains patients décrivant de bonnes érections, une sexualité parfois normale et souvent satisfaisante, une vie en couple dans 75% des cas »
Cependant, si cette normalité reste à l’état prédiscursif la plupart du temps, certains observables dans le corpus permettent de lui donner un contenu minimal :
(28) Nous avons étudié 15 hommes adultes porteurs de mutations du récepteur des androgènes, nés avec un hypospade postérieur et un micropénis. Après la puberté, après chirurgie réparatrice de l’urètre, la taille moyenne de la verge était de 4 cm. Aucun de ces patients n’avait de rapport sexuel avec pénétration. C’est l’anatomie des organes génitaux externes qui empêche une vie sexuelle normale, aggravée par des troubles de l’érection liés à l’insensibilité aux androgènes.
(29) Pour les autres patientes, tout est supposé aller normalement. Nous ne partageons pas cet optimisme, au vu des résultats obtenus en discutant de leur adolescence avec des patientes adultes âgées d’une trentaine d’années. La majorité d’entre elles n’ont pas une sexualité normale, plus de 40 % n’avaient eu aucune expérience de pénétration vaginale à l’âge adulte, ce qui sous-entend probablement une sexualité adolescente déjà perturbée.
Dans l’extrait (28), vie sexuelle normale est une reprise anaphorique de rapport sexuel avec pénétration ; dans l’extrait (29), c’est le phénomène inverse : expérience de pénétration vaginale à l’âge adulte reprend anaphoriquement sexualité normale. Ces extraits permettent d’avoir une idée des prédiscours auxquels font appel les segments vie sexuelle normale : à des discours instituant les rapports sexuels comme étant des rapports de pénétration vaginale.

La formation discursive de sexe-genre-sexualité médico-éducative
On observe les mêmes phénomènes langagiers dans le discours des parents que dans le discours médical, et ceux-ci font appel aux mêmes prédiscours. Ainsi, les extraits suivants provenant des forums de parents présentent des phénomènes tels que la disparition des agents, la nominalisation, et la présence de modalités déontiques, déjà mis en évidence dans le discours médical

De la même manière, l’adjectif normal et le terme rapports sont utilisés en faisant appel à des prédiscours de l’hétérosexualité obligatoire, rapports n’étant qualifié cette fois ni de sexuels, ni de normaux :
(48) Nous nous posons de très nombreuses questions. Dabord, pourquoi ? Qu’est-ce qui dans nos gènes ne marche pas… Ensuite, est-ce que le traitement proposé ( corticol ) + intervention chirurgicale donne de bon résultats. Y-a-t-il des effets secondaires ? Les résultats chirurgicaux obtenus à [nom d’hôpital] sont-ils meilleurs qu’ailleurs ? Devons-nous nous préparer à avoir une fillette hirsute, grosse… Pourra-t-elle avoir une vie sentimentale et sexuelle normale, avoir des enfants ?
(49) bonjour [prénom], [prénom féminin] est une petite fille très féminine, elle est très cocotte, mais c’est vrai qu’elle a une force et un punch incroyable aussi. Elle est aussi très en avance par rapport à son âge, ce qui par moment la met à l’écart des autres. Concernant l’opération de votre fille, je pense que comme la maladie est rare, chaque chirurgien tatonne peut être un peu. Moi [prénom féminin] aura des dilatations jusqu’à ce qu’elle est des rapports. Je vous souhaite une bonne journée.

Cependant, on trouve également d’autres adjectifs qui n’étaient pas présents dans le discours médical :
(50) Nous sommes les parents de [prénom féminin] atteint d’hcs avec perte de sel, détecté à la naissance. Notre petite puce est né le [date], et elle se porte très bien. Notre fille a été plusieurs fois hospitalisée surtout pour des gastros. Elle a subi une opération « plastie » pour ses organes génitaux externes (elle avait le clitoris hypertrophiés, le vagin fermer et les lèvres soudées), tout c’est très bien passé, elle a récupérée a une vitesse folle. Aujourd’hui, nous lui faisons une dilatation du vagin tous les jours, afin de passer à un calibre raisonnable quand elle sera plus grande.
(51) Pour ce qui est des dilatations, [prénom féminin] avait egalement une hypertrophie clitoridienne et les grandes levres soudees, pas de vagin. le chirurgien a fait semble t il la meme operation que votre fille, mais je ne sais pas si la taille de son vagin est sufisante comme il dit que tout est parfait? Je poserai la question mais l endocrino va raler comme elle est contre ce genre de site internet, qui lui enleve le pouvoir de la connaissance.
On note l’utilisation d’autres adjectifs évaluatifs non axiologiques ici : suffisant et raisonnable, le premier pour qualifier la taille du vagin (51), le deuxième pour qualifier le calibre de la bougie utilisée pour les dilatations (50). Ceux-ci font également appel à des prédiscours : le calibre raisonnable [de la bougie], fait appel à un prédicours concernant la taille d’un pénis ; quant à la taille du vagin suffisante, cela fait appel à un prédiscours sur le vagin pénétré par un pénis. Encore une fois, ce sont les discours de l’hétérosexualité pénovaginale obligatoire qui servent à remplir des adjectifs creux sémantiquement en tant que leur fonctionnement est de faire appel à une norme prédiscursive.

Le genre et ses stéréotypes
Avant de clore ce chapitre, j’aimerais consacrer une section à la question des stéréotypes de genre et à la hiérarchie établie entre les sexes dans les discours.
La tendance chirurgicale en matière de variations du sexe est de faire des petites filles quand il n’est pas possible d’obtenir un pénis pénétrant, un vagin étant considéré comme plus facile à faire qu’une verge (Guillot 2008). Cette idée se matérialise dans les discours de manière tout à fait explicite :
(52) L’exstrophie vésicale est une malformation rare du pelvis, survenant pendant l’embryogenèse, et associée chez les garçons à l’absence quasi complète de pénis. Pour cette raison, depuis 25 ans, les urologues américains ont proposé aux parents de ces patients un choix de sexe féminin.
De plus, si sexes féminins et masculins sont envisagés à l’aune de l’hétérosexualité future des enfants, la question des sensations sexuelles (ou plutôt de leur absence) est inexistante pour les deux sexes (je pensais qu’elle apparaîtrait au moins dans le cas des sexes masculins).

Construction des identités et catégorisations des sexes

Article basé sur le chapitre 3 de la thèse en sciences du langage de Noémie Marignier intitulée « Les matérialités discursives du sexe – La construction et la déstabilisation des évidences du genre dans les discours sur les sexes atypiques »

Pas d’identité ou de mots évidents pour se définir
Les manières dont les personnes ayant une VDS vont se catégoriser et parler d’elles-mêmes sont extrêmement variables. Je fais l’hypothèse qu’étudier la variation de ces productions identitaires permet une approche des différents vécus de l’intersexuation dans la société (ici française et francophone du Nord), mais aussi des différentes manières de construire l’intelligibilité du sexe et plus largement les rapports de genre. En effet, si dans le chapitre précédent je me suis intéressée à la manière dont les variations du sexe étaient nommées et catégorisées par les médecins, il faut également considérer qu’elles sont vécues par des acteurs du monde social, et à ce titre, elles sont prises dans des réseaux de représentations et de sens. Les variations du sexe, comme je le montrerai dans ce chapitre, ne doivent donc pas être envisagées simplement comme une question de physiologie ou de psychologie d’individus isolés. Bien au contraire, elles peuvent être un observatoire de la manière dont les acteurs sociaux conçoivent le sexe, mais aussi le rendent pertinent dans leurs activités, et finalement construisent en discours du social sexué. Dans ce cadre, produire une identité intersexe, c’est se situer dans la société, c’est contribuer à véhiculer, mais aussi à construire les représentations et rapports de genre.

Tout d’abord il faut considérer que les identités des personnes ayant une VDS (j’utiliserai à présent identité VDS pour identité de porteur ou porteuse d’une variation du développement du sexe) ne sont pas stables ou données d’avance, encore moins essentielles : il n’existe pas une identité intersexe qui découlerait « naturellement » du fait d’avoir un sexe atypique.
De plus, la production de l’identité est co-construite par les acteurs du monde social : on ne produit pas une identité VDS seul·e mais bien en fonction des relations entretenues au sein d’un groupe ou d’une communauté de pratiques

Se dire, se catégoriser (soi ou un groupe) et catégoriser l’autre sont un des moyens par lesquels on contribue à exercer une puissance à travers le langage, ce que Duranti appelle « l’ego affirming agency ».

Deux formations discursives distinctes
Les espaces numériques des VDS s’inscrivent et créent deux formations discursives distinctes, l’une reliée à la sphère médico-éducative, c’est la FD de sexe-genre-sexualités « nosographique » dans laquelle les individus sont interpellés en homme et en femme et par le nom de leur syndrome, l’autre reliée à une critique de la première, et plus largement aux mouvements LGBT et/ou queer, c’est la FD de sexe-genre-sexualité « intersexe ». En son sein, les mots ne veulent pas dire la même chose, et les interpellations ne sont pas les mêmes.

Le syndrome est constitué comme une entité disjointe du sujet : le syndrome « atteint » le sujet qui est donc construit linguistiquement comme ayant une existence en dehors de lui. C’est finalement l’extériorité du syndrome (et sa relative autonomie) face au sujet qui est exprimée

On voit ici des manières différentes de mettre en mot sa condition de porteur·se de VDS. Sur les forums nosographiques, la tendance est à exprimer le syndrome comme étant subi (être atteint de X, avoir X), sur les forums intersexes on note une expression identitaire de la variation du sexe, faisant d’intersexe une catégorie de dénomination de la personne (rarement retrouvée sur les forums nosographiques). Ces manières de se référer à sa condition reflètent différentes conceptions des VDS : l’une plus pathologique (« nosographique ») où le syndrome est ce que l’on subit, et l’autre plus identitaire où la variation est ce que l’on est.

Normes des catégories identitaires sur les forums
Les pratiques de présentation de soi varient beaucoup selon que l’on se trouve sur un forum nosographique ou sur un forum intersexe. Ces pratiques langagières sont de plus soumises à des évaluations par les autres internautes : la présentation de soi obéit à des normes qui peuvent notamment être observées dans les discours.
A : bonjour à toutes,et tous je m’appelle [prénom féminin], j’ai bientôt 25 ans…
je suis atteinte du klinefelter.
B : Non tu n’est pas atteinte du klinefelter car ce n’est pas une maladie, c’est juste une variation normale et fréquente de l’humanité!
B après avoir accueillie A, remet en question sa manière de se catégoriser : non tu n’est pas atteinte de Klinefelter. La manière de se présenter tout à fait classique sur le forum Klinefelter (je suis atteinte du Klinefelter) est donc considérée comme problématique sur le forum Intersexions (et vice-versa).

La présentation de soi est soumise à des normes internes aux communautés. Ce traitement normatif de la présentation n’est pas étonnant. Comme l’a montré Butler, rendre compte de soi, c’est toujours se rendre lisible : il n’y a donc pas de production de soi qui n’obéisse pas à des normes même alternatives (Butler 2007). Si de nouvelles manières de se présenter, de nouvelles catégories ou des catégories alternatives sont créées (notamment par les personnes intersexes), leur emploi obéit à un certain cahier des charges.

Comme on vient de le voir, les identités VDS ne peuvent pas être essentialisées : elles sont le produit d’une élaboration discursive et avoir un sexe atypique ne prédétermine pas telle ou telle construction identitaire. Si les sexes atypiques troublent les normes corporelles, les identités VDS peuvent parfaitement s’inscrire dans les normes de genre : ainsi un grand nombre de porteur·es se considèrent comme des hommes ou des femmes sans remise en question ni de leur genre ni du genre.

Cette section porte donc sur la manière dont sont mises en discours et négociées les catégories de femme et d’homme, sur les rapports qui sont établis entre corps, sexe et identité, sur les processus de naturalisation et de dénaturalisation des identités.

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Les mots homme et femme sur les forums nosographiques
Sur les forums Klinefelter, MRKH et SIA, les internautes se catégorisent comme homme ou femme, sans que la distinction (et l’opposition) entre ces deux catégories binaires soit remise en question. Cependant, la manière dont ces catégories vont être traitées montre que leur adéquation avec l’identité des locuteur·es va être considérée comme problématique par ceulles-ci.
(24) MRK-B15 Moi c’est [prénom féminin], j’ai 25 ans. Moi aussi je commence juste à me dire que « oui je suis une vrai femme », même s’il y a encore bcp de coup de blues. Pas facile de ne pas avoir d’uterus, pas de regles, pas pouvoir etre enceinte et de se sentir femme comme les autres.
(25) MRK-B35c Moi je ne l’ai pas eu et ne l’aurait jamais [le moment des premières règles] et par conséquent je ne me sens et ne me sentirais jamais comme étant « une vraie femme »…
(26) KL-E58 En effet tout n’est pas lié au syndrome, mais je pense que ton copain se cherche lui même : c’est-à-dire qu’il essaie de se prouver qu’il est un « vrai homme », car il doit penser le contraire par moment.

Ici il ne s’agit pas uniquement d’une qualification en termes de vrai ou faux d’homme ou femme, mais également en termes de complétude: mi-femme, totale, femme incomplète (il s’agit de femmes qui n’ont pas d’utérus, et souvent pas de vagin). Là encore, c’est la discrétion des catégories d’homme et de femme qui est en jeu : si, au niveau anatomique on peut considérer que le corps féminin est fait de parties (et donc que le corps de femme — c’est-à-dire de femelle humaine — est plus ou moins complet, voir chapitre 2), au niveau identitaire cette acception est plus difficile à concevoir. Or ces énoncés se placent bien au niveau identitaire (psychologique), puisqu’il s’agit de ce que ces femmes pensent d’elles (ce que j’ai pensé de moi, penser ça de moi). La locutrice en (28) semble jouer de cette polysémie de femme. Si c’est bien son identité de femme qu’elle évoque (ce que j’ai pensé de moi), elle le fait en jouant sur la polysémie du mot femme, évoquant l’anatomie ou en tout cas la matérialité du corps de femme (incomplet, petits bouts) tout en se référant à l’identité ressentie de femme. Dans cet exemple (28), les frontières entre sexe et genre sont brouillées en ce que l’identité est traitée de manière méronymique, c’est-à-dire comme le corps.

On voit donc que les catégories homme et femme ne sont pas en tant que telles remises en question. Aucune nouvelle catégorie n’est créée, mais les locuteur·es produisent des jeux sur le sens d’homme et femme et sur la manière de qualifier ces substantifs. D’autre part, si ces catégories ne sont pas remises en question, les locuteur·es montrent toutefois leur inadéquation par rapport à leurs vécus. Deux stratégies sont mises en place au niveau discursif : établir des degrés de vérité (vraie femme, vrai homme), ou de manière très intéressante fractionner (et matérialiser) l’identité : l’identité de femme serait non une totalité, une entièreté, mais des morceaux à récupérer et à assembler.

Les mots sont politiques, une conviction chez les intersexes
Sur le forum Intersexions, la production discursive des identités va fonctionner autrement, et les catégories d’homme et de femme vont être traitées de manière très différente. En effet, une des idées portées par le militantisme intersexe est que les sexes, mais aussi les identités, ne sont pas binaires, et que la bicatégorisation homme/femme ne permet pas de saisir toutes les nuances d’identités de genre qui peuvent exister. Le militantisme intersexe va donc précisément critiquer la naturalité des catégories binaires. Cette critique va alors s’exprimer dans les présentations de soi des personnes intersexes :
(41) IS-8 bonjour , je me presente je suis [prénom féminin] , 23 ans , vivant [nom de région] je suis née et classifier en tant que garcon
(42) IS-5 J’ai 30 ans, j’habite à [nom de ville]. Je suis pseudo-hermaphrodisme 46xy, donc assigné femme comme c’est souvent le cas.

L’assignation du sexe est ici exhibée : classifier en tant que garcon (41), assigné femme (42). Les catégories d’homme et de femme ne sont pas ici essentialisées, mais au contraire sont données à lire comme étant le fruit d’une activité langagière d’assignation des corps. Classifier et assigner font des catégories femme et homme des entités discursives, et les donnent à lire en tant que telles. De plus, le caractère répété de cette pratique de classification est mis en valeur : comme c’est souvent le cas. Contrairement à ce que l’on observait dans les énoncés produits sur les forums nosographiques, ce sont bien les catégories en elles-mêmes qui sont montrées comme construites, et pas simplement le processus d’identification à ces catégories.
On note dans ces extraits l’utilisation de formes passives : je suis […] assigné, je suis […] classifier, où l’agent est absent mais qui exhibent le fait que l’assignation- classification est un processus, processus qui a précisément été réalisé sur le sujet sans qu’il en soit l’agent.

Comment la dénomination « intersexe » qui a émergé dans l’univers médical a pu être reprise par des militant·es qui critiquent justement la médicalisation des sexes atypiques ?
Au début du militantisme intersexe, ce sont les dénominations intersexe et hermaphrodite qui sont utilisées par les militant·es états-unien·es. Ainsi la première association d’intersexes s’appelle l’Intersex Society of North America. Ce militantisme hérite donc de la terminologie médicale.

Koyama fait ici référence à une politique de resignification du stigmate. Butler explique qu’un terme insultant comme queer peut être utilisé par ceulles que le terme insulte dans une politique de resignification du stigmate : il s’agit notamment d’utiliser ces mots pour se définir ; ainsi la charge insultante du mot est désamorcée. De plus, cela permet d’exhiber le stigmate et de le « retourner » : ce pour quoi on est stigmatisé est alors exhibé, énoncé en première personne, et constitué en fierté. L’utilisation du terme intersexe ou hermaphrodite par les militant·es intersexes se place dans cette perspective : face à une communauté médicale qui les a catégorisé·es intersexes pour montrer le caractère anormal voire monstrueux et déviant de leurs corps, les intersexes se réapproprient le terme pour montrer leur fierté de leurs corps et de leurs identités qui transgressent la bicatégorisation. Une des conséquences de cette resignification est de construire une puissance d’agir discursive (agency) en déjouant la stigmatisation portée par le terme insultant.

Hinkle explique ce qu’il considère comme une stratégie de la division de la communauté intersexe par la multiplication des dénominations. La conséquence de l’emploi de DSD est que les individus vont être classés en syndromes (les différents disorders) ce qui va rendre plus difficile de trouver un consensus entre individus, mais aussi plus difficile de créer une communauté. Il y a donc une dépolitisation, une division du mouvement intersexe par la multiplication des dénominations chapeautées par l’hyperonyme DSD selon Hinkle

Nommer le sexe et ses variations en médecine francophone

[Article basé sur le chapitre 2 de la thèse en sciences du langage de Noémie Marignier intitulée « Les matérialités discursives du sexe – La construction et la déstabilisation des évidences du genre dans les discours sur les sexes atypiques »]

Introduction
Étudier les discours de l’intersexuation, c’est se donner la possibilité de comprendre quelles positions subjectives sont construites, quelles normes, stéréotypes et représentations des sexes circulent dans les discours, quelles catégories sont mobilisées ou créées pour parler des sexes — et plus largement comment se constituent les sens du sexe et de l’intersexuation. En prenant pour point de départ l’idée selon laquelle le sexe n’est pas un donné déjà-là évident et naturel, il est alors possible de mener une analyse de discours afin d’étudier comment les discours contribuent à créer et représenter la réalité sociale de l’intersexuation et à construire ce qui relève du normal et de l’anormal sexué.

Le pouvoir médical c’est aussi le pouvoir de nommer
la mise en discours et en mots des variations du sexe a longtemps été un privilège médical, et c’est encore aujourd’hui un lieu particulièrement prolifique de production discursive sur le sexe, ainsi qu’un lieu très important de (bio)pouvoir sur les corps (Foucault 1976, 1997). Il s’agit donc de partir des discours médicaux pour comprendre comment ont été forgées les dénominations des variations du sexe et comment s’organisent leurs significations.

Les discours sur le sexe et la sexualité visent à contrôler et produire les sujets. Foucault montre que la médecine est au cœur de ce dispositif de savoir/pouvoir, et que la production de discours médicaux et techniques sur le sexe et les comportements sexuels va devenir extrêmement abondante à partir du XVIIIe siècle. C’est dans ce contexte que le mot sexualité apparaît au XIXe, suivi rapidement par homosexualité, dans cette période de production abondante de discours et de savoirs sur le sexe et la sexualité. Rien d’étonnant donc à ce qu’intersexualité apparaisse peu après, dans une époque qui cherche la vérité de la sexualité et qui s’interroge dans ce cadre sur le « vrai sexe ». L’apparition d’intersexualité se situe donc dans la période qui suit le XIXe siècle, période qui a vu se généraliser les discours sur le sexe comme instrument de pouvoir.

La signification du terme intersexualité apparaît immédiatement comme instable : il n’existe pas de consensus quant aux conditions physiologiques qu’il désigne. Si pour certains médecins il doit être réservé aux cas d’« ambiguïtés génitales », c’est-à-dire qu’il doit uniquement servir à désigner des organes génitaux qui sont difficilement assignables soit au sexe mâle soit au sexe femelle, d’autres l’emploient plus largement pour parler de toute variation du sexe, quand bien même celles-ci ne présentent pas de difficulté d’assignation (syndrome de Turner, hypospade) (Feder & Karkazis 2008 : 34).

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Changement de vocabulaire : le « consensus » de Chicago
Depuis le début du XXIe siècle (la période que j’étudie), les termes intersexe et intersexualité ne sont presque plus utilisés par les médecins en France. Cette disparition est le fruit d’un changement terminologique opéré par la communauté médicale internationale. En effet, pour comprendre les enjeux de cette disparition, il faut se tourner vers les Etats-Unis où un débat complexe a abouti au remplacement d’intersexuality par Disorder of Sex Development : cette situation états-unienne a en retour affecté les pratiques dénominatives des médecins français et plus généralement francophones.
En 2005, à Chicago, a lieu une conférence où se réunissent une cinquantaine de médecins et deux militant·e·s intersexes (dont Cheryl Chase fondatrice de l’Intersex Society of North America (ISNA), principale association intersexe à l’époque) (Reis 2007). Il s’agit d’une « conférence de consensus » : les médecins y discutent de la prise en charge médicale de l’intersexuation, s’informent des nouvelles connaissances sur le développement du sexe et des nouvelles techniques médicales, tout cela afin qu’ils puissent s’accorder sur des principes généraux de traitement des patient·es. Cette conférence a lieu alors que le militantisme intersexe est déjà bien ancré aux Etats-Unis : l’ISNA a été fondé 12 ans plutôt, en 1993, et ses revendications (ne pas pratiquer systématiquement la chirurgie, ne pas marginaliser les enfants intersexes) commencent à être entendues et sont également relayées par des universitaires, comme Kessler (1998), anthropologue, ou Dreger historienne des sciences particulièrement intéressée par les questions de bioéthique. Cette relative médiatisation conduit les médecins à se remettre en question sur certaines de leurs pratiques (Karkazis 2008 : 258).
Lors de cette conférence dont les échanges seront transcrits dans un article (« Consensus Statement on Management of Intersex Disorders » ou « Chicago Consensus ») paru notamment dans la revue Pediatrics – Official Journal of the American Academy of Pediatrics, la question de la dénomination des variations du développement sexe est largement soulevée. Deux raisons principales sont données en ce qui concerne la remise en question des précédentes dénominations (notamment intersex et hermaphrodite) : d’une part, ces dénominations sont devenues obsolètes par rapport aux avancées médicales et ne permettent pas de nommer avec précision les variations du sexe ; d’autre part, elles sont jugées stigmatisantes et choquantes par les parents des enfants intersexes. C’est la raison pour laquelle les médecins choisissent de nommer DSD (Disorders of Sex Develoment), les variations du sexe.

Machado considère que ce changement de dénomination obéit plutôt à la première raison : il s’agit de changer la dénomination, car le sexe est désormais considéré par les médecins comme une question génétique, bien plus que comme une question d’organes (Machado 2006 : 13)

Ce qui est reproché à hermaphrodite et intersex, c’est d’être des noms catégorisant des personnes et pas des noms désignant des conditions physiologiques (on a un DSD alors qu’on est intersexe/hermaphrodite). Selon le Consensus Statement, le terme DSD est en ce sens préférable, car il permet d’éviter les généralisations sur la personne (« avoiding generalisations ») ou de catégoriser l’essence de l’individu (« make a statement about the person as a whole »). On verra plus loin que c’est précisément cet aspect du sens de la dénomination qui a pu être critiqué.

L’adoption du terme par l’ISNA, considérée comme une concession inacceptable au monde médical, a notamment donné naissance à l’Organisation Internationale des Intersexué-es (OII), qui voulait poursuivre les revendications que l’ISNA/Accord Alliance n’endossait plus. J’aurai l’occasion de revenir sur ce point au chapitre suivant.

Le fait que la principale association d’intersexes et le monde médical s’accordent sur une dénomination a contribué à ce que celle-ci s’impose largement. Ainsi, aux États-Unis, le terme DSD a désormais remplacé intersex dans la communauté médicale : celui-ci est revenu à sa désignation première du sexe des poissons et des mouches et n’est plus employé par les biologistes et les médecins pour parler des humains. C’est également celui qui est employé par les parents, que ce soit à cause du contact avec le milieu associatif ou avec le milieu médical.

Idéologie, choix des mots et construction du réel
Se concentrer sur les dénominations s’explique par le fait que le nom est l’outil privilégié par lequel les sujets parlants organisent leur rapport au réel. Comme l’explique Siblot :
Il[le nom] est l’outil linguistique dans lequel la relation du langage au réel est la plus manifeste parce que c’est la fonction même de la catégorie nominale que de la réaliser. (Siblot 1997 : 41)
J’adopte ici une démarche constructiviste et dynamique de la nomination : il ne s’agit pas de considérer que les catégories sont données une fois pour toutes ou que les noms entretiennent un rapport évident et transparent avec les objets qu’ils nomment. Les dénominations nous livrent plutôt les représentations que nous nous faisons du réel

Dans ce cadre, l’étude des dénominations médicales du sexe et de ses variations informe moins sur la matérialité du sexe que sur la manière dont les médecins la considèrent, l’appréhendent et l’organisent.

Ce qui frappe à l’étude de la littérature médicale sur les variations du sexe, c’est la variété des dénominations employées. Il n’y a pas de réel consensus quant à une terminologie partagée par le monde médical, ce qui peut paraître étonnant : les communautés scientifiques s’accordent en général sur des termes précis pour parler des objets sur lesquels elles travaillent (Mortureux 2008 : 131).

Tout d’abord, si l’on considère l’hyperonyme dénommant les différents phénomènes de variations du sexe (le « terme parapluie »), on retrouve une très grande variété de dénominations différentes. Ainsi, dans le sous-corpus constitué des articles généraux sur les variations du sexe (21 articles), on relève 22 dénominations différentes, soit plus que d’articles : ADS (anomalie de la différenciation sexuelle*), ambiguïté sexuelle, ambiguïté génitale, anomalies congénitales génito-sexuelles, anomalie de l’appareil génital, anomalie de la différenciation sexuelle, anomalie des organes génitaux externes, anomalie des OGE, anomalie du développement sexuel, anomalie génitale, anomalie touchant les organes génitaux, désordre de la différenciation sexuelle, DSD, état intersexué, hermaphrodismes, intersexualité, « inversions sexuelles », malformation génitale, malformations sexuelles congénitales majeures, pathologies de la détermination et de la différenciation sexuelle, « réversion sexuelle », troubles du développement du sexe.

On remarque que l’adjectivation sexuel·e est presque toujours préférée au complément du nom du sexe alors même qu’elle est plus polysémique. En effet, sexuel·e peut référer aussi bien au sexe comme organe, qu’au sexe comme pratique, alors même que du sexe désambiguïse le syntagme en ce que le groupe prépositionnel ne peut porter que sur la matérialité corporelle et pas sur la sexualité. L’adjectif sexué·e n’est d’ailleurs jamais utilisé.

Les différentes conditions intersexes sont formées selon trois modèles.
a) Les dénominations formées à partir du nom du médecin qui a découvert la pathologie, classiques en médecine. Ils prennent le plus souvent la forme Syndrome de X : syndrome de Turner, syndrome de Klinefelter, syndrome de Swyer, syndrome de Mayer-Rokitansky-Küster-Hauser. Dans ce cas la dénomination ne renvoie à aucun élément corporel.
b) Les dénominations formées à partir d’un nom portant le sème /+ dysfonctionnement/ associé à un nom ou adjectif référant à une partie du corps ou à une substance corporelle (enzyme, hormone) : insensibilité aux androgènes, hyperplasie (congénitale) des surrénales, dysgénésie gonadique (mixte), déficit en 5 α-réductase, etc. Insensibilité, hyperplasie, dysgénésie. Ces dénominations comportent toutes un préfixe indiquant le manque (in-, dys-) ou au contraire l’excès (hyper-). Il est intéressant de noter que si une référence au corps est faite dans ces dénominations, il ne s’agit jamais des organes génitaux externes. Ici aussi, la physiologie tend à disparaître des dénominations employées (à l’exception de dysgénésie gonadique). Ces dénominations peuvent être siglées : SIA, HCS, etc.
c) Enfin, on retrouve un petit groupe de dénominations faisant directement référence au genre et à la binarité mâle/femelle et aux organes sexuels ou reproducteurs : homme à utérus (rare) et testicule féminisant (en voie de disparition). Ce dernier réfère à la même condition intersexe que l’insensibilité aux androgènes listée plus haut. On note que ces dénominations associent un terme portant le sème /+ mâle/ (homme, testicule) et un terme portant le sème /+ femelle/ (féminisant, utérus).

Conclusion
Comme on a pu le voir dans ce chapitre, les mots du sexe, leurs définitions et ce qu’ils désignent, sont extrêmement variables dans le discours médical, alors même qu’on aurait pu s’attendre à une certaine stabilité dénominationnelle dans un discours scientifique. On a pu néanmoins dégager plusieurs éléments : ce qui semble fonder le sens du sexe, ce sont les organes visibles du sexe (pénis, testicules, lèvres, clitoris). Les dénominations et taxinomies des variations du sexe semblent donc s’organiser autour de ce visible, malgré l’importance donnée aux chromosomes et aux gonades dans les discours. De même, un privilège est accordé au sexe mâle, qui constitue le seul développement positif du sexe, la « féminisation » n’étant jamais mise en mots. Ces analyses sont alors un premier pas vers une compréhension idéologique de ce que signifie le sexe dans l’univers médical : cette dimension sera abordée de manière plus étroite dans les chapitres 4 et 5.

Les interventions : quels types, quelle fréquence, quelles conséquences ?

En quelques mots, les interventions peuvent être chirurgicales ou hormonales. Elles peuvent avoir lieu pendant la grossesse, à la naissance, pendant l’enfance, à l’adolescence. Les conséquences sont aussi bien physiques (douleurs chroniques, perte de sensibilité, infections urinaires à répétition, traitements hormonaux à vie, etc.) que psychologiques (estime de soi abimée, confiance dans les autres altérée, etc.) Compte tenu des mensonges et de la rétention d’information de la part de bien des médecins, il n’est pas facile de faire une estimation précise du nombre d’interventions chaque année. Malgré tout, les associations intersexes ainsi que plusieurs grandes ONG et organisations internationales centrées sur les droits humains parviennent à rassembler des chiffres au fil des années.

Cet article est basé sur le rapport « Droits de l’homme et personnes intersexes » par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, sur l’article de Janik Bastien Charlebois « De la lourdeur d’écrire un article universitaire sur les enjeux intersexes lorsqu’on est soi-même intersexe » et sur le livre de Anne Fausto-Sterling « Corps en tous genre –La dualité des sexes à l’épreuve de la science ».

Fondamentalement, en raison des opérations chirurgicales et autres interventions médicales les personnes intersexes sont privées de leur droit à l’intégrité physique. De plus, ces interventions perturbent souvent leur bien-être physique et psychologique du fait de retombées négatives qui se manifestent tout au long de la vie : stérilisation, cicatrices très marquées, infections des voies urinaires, diminution ou perte totale des sensations sexuelles, arrêt de la production d’hormones naturelles, dépendance aux médicaments, sentiment profond de violation de leur personne, etc.

Les foetus intersexes aussi peuvent faire l’objet d’interventions médicales. Avec la volonté d’empêcher « le développement d’organes génitaux ambigus ou d’un sinus urogénital ou encore l’évolution vers le “garçon manqué” ou le lesbianisme », les mères susceptibles de donner naissance à des bébés XX-HCS reçoivent souvent de la dexaméthasone. Ce traitement est administré tout en sachant parfaitement que l’exposition à ce médicament « chez les enfants prématurés est associée à une augmentation de la raideur de la crosse aortique et à une modification du métabolisme du glucose au début de l’âge adulte », autrement dit à un risque accru de maladie cardiaque et de diabète. Sur d’autres foetus intersexes, on procède sélectivement à un avortement, sans autre raison que leurs caractéristiques sexuelles ; dans certains cas (par exemple chez les personnes 47,XXY), le taux d’avortement peut atteindre 88 % au motif que ces variations constituent prétendument des « défauts génétiques majeurs »

Dans un rapport présenté à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), la rapporteure Marlene Rupprecht confirme l’existence d’interventions chirurgicales et médicales de routine et s’inscrit en faux contre les avantages proclamés de ces pratiques : « Il ressort de plusieurs études empiriques réalisées en Allemagne que, jusqu’à présent, 96 % de l’ensemble des personnes intersexes relevant de différentes catégories avaient reçu un traitement hormonal. 64% des personnes concernées avaient subi une gonadectomie, 38 % une réduction de leur clitoris, 33 % des opérations vaginales et 13 % une correction de leurs voies urinaires. Un grand nombre d’entre elles avaient subi toute une série d’opérations et avaient été confrontées à des complications postopératoires.
Le traitement qui leur était infligé était traumatisant et comprenait souvent des interventions humiliantes comme le fait d’être exposées devant d’importants groupes de professionnels de la médecine et d’étudiants s’intéressant à  »ce curieux phénomène ».
Pour de nombreuses personnes concernées, les interventions liées à leur variation ont eu des conséquences à long terme sur leur santé mentale et leur bien-être. »

Tiger Howard Devore aussi se plaint du traitement de « masculinisation » qu’il a reçu en raison d’un hypospadias. Déclarant que son enfance n’a été que douleurs, interventions chirurgicales, greffes de peau et isolement, il ajoute : « Et je dois toujours m’asseoir pour uriner. » « Je me serais très bien contenté d’un pénis qui urine à sa base plutôt qu’à son extrémité et la sensation n’aurait pas été dégradée. »

La procédure de féminisation appelée vaginoplastie, qui consiste à créer une ouverture vaginale, peut être à la fois douloureuse et laisser des cicatrices psychologiques.
Lorsque cette intervention est pratiquée dans la petite enfance, le néovagin doit être maintenu ouvert à l’aide d’un dilatateur, lequel est, en règle générale, introduit régulièrement par la mère de l’enfant. Cette procédure est répétée tout au long des jeunes années ; les personnes intersexes soulignent qu’elle est extrêmement douloureuse et comparable à une forme de viol. Certains parents ont du reste l’impression de violer leur enfant.

La détresse psychologique due aux conséquences négatives d’une chirurgie peut conduire à des comportements suicidaires et d’automutilation. Selon une étude publiée en 2007, « les taux de prévalence de comportements d’automutilation et de tendances suicidaires dans l’échantillon des personnes présentant des DSD étaient deux fois plus élevés que dans un groupe de comparaison composé de femmes non traumatisées (groupe constitué sur la base d’organisations communautaires) ; les taux étaient comparables à ceux du groupe des femmes traumatisées ayant subi des abus physiques ou sexuels ». De plus, « dans l’échantillon total, les personnes ayant subi une gonadectomie étaient significativement plus traumatisées, avec une nette augmentation des dépressions »
Certaines personnes intersexes ont réussi à échapper à l’intervention médicale et le fait de ne pas être opérées n’a pas eu, sur elles, d’effets négatifs. C’est notamment le cas de Hida Viloria, en charge de la direction d’OII États-Unis. Au contraire, Hilda Viloria explique avoir « eu beaucoup de chance d’échapper à la chirurgie “correctrice” et/ou aux traitements hormonaux […], grâce à son père qui, ayant suivi des études de médecine avant l’apparition de ces pratiques (entre le milieu et la fin des années 1950), savait qu’il ne faut pas opérer un bébé sauf nécessité absolue ». Ajoutant : « Je suis devenue activiste car j’ai appris que les médecins étaient convaincus que les personnes intersexes ne pouvaient être heureuses à moins de subir des traitements de “normalisation” et aussi parce que je voulais affirmer haut et fort ma chance de ne pas avoir eu à faire à ces protocoles indésirables. »

article 52Capture d’écran de l’étude de santé réalisée par le CIA-OII France en 2019

 

La Commission des droits humains de la ville et du comté de San Francisco (2005) a pu recueillir les propos du Dr. Laurence S. Baskin qui a affirmé que seule une intervention non consentie par année était pratiquée en moyenne sur un enfant intersexué au Centre médical de l’Université de Californie à San Francisco. Cependant, les chiffres obtenus suite à la requête d’accès à l’information de la Commission étaient plus élevés. De 2000 à 2003, non pas 4, mais un total de 315 interventions avaient eu lieu.

« Quand j’ai découvert que j’étais SIA [syndrome d’insensibilité aux androgènes], les pièces du puzzle se sont mises en place. Mais ce qui s’est brisé, c’est ma relation à ma famille et aux médecins. Ce ne fut pas d’apprendre des choses sur les chromosomes ou les testicules qui provoqua un trauma durable, mais de découvrir qu’on m’avait raconté des mensonges. J’ai évité tout contact médical pendant les dix-huit années suivantes. Je souffre de ce fait d’une grave ostéoporose. Voilà ce que produit le mensonge »

Les vaginoplasties, surtout pratiquées dans la petite enfance, donnaient des sténoses vaginales dans 80% à 85% des cas.

Beaucoup d’adultes rapportent que des examens génitaux répétés, souvent avec des photographies et une parade d’étudiants et d’internes, sont parmi leurs souvenirs d’enfance les plus douloureux.

Un homme intersexué m’a appris que, pour mesurer la croissance et le fonctionnement du pénis chez les garçons intersexes, certains médecins masturbaient l’enfant pour obtenir une érection. Les pratiques sur les petites filles qui subissent une chirurgie vaginale ne sont pas moins invasives : lorsque l’opération concerne un nourrisson ou un très jeune enfant, on dit aux parents d’insérer un godemiché dans l’ouverture pour empêcher le vagin construit de se refermer. Le désir de la médecine de créer de bons organes génitaux pour empêcher la souffrance psychologique ne fait en somme que contribuer à celle-ci.

Les statistiques parlent d’elles-mêmes. La littérature médicale a beau déborder de confiance quant à la faisabilité des rénovations génitales, les procédures sont complexes et risquées. 30 à 80% des enfants concernés subissent plus d’une opération. Il n’est pas rare de voir un enfant endurer trois à cinq de ces procédures. Selon une recension des vaginoplasties réalisées au Johns Hopkins University Hospital entre 1970 et 1990, 22 des 28 filles (78.5%) ayant eu une vaginoplastie précoce avaient besoin d’être réopérées.

Pour compléter ces informations, vous pouvez aussi consulter différents chiffres disponibles ici et lire l’étude sur la santé des personnes intersexes réalisée il y a un an par le CIA-OII France.

Description de la médicalisation des bébés intersexes en France

Article basé sur « Enquête ethnographique sur une prise en charge hormono-chirurgicale de nouveau-né-e-s intersexué-e-s dans une grande ville de France » par Constance Lasaygues et « Corps en tous genre – La dualité des sexes à l’épreuve de la science » par Anne Fausto-Sterling)

Depuis 2006 il existe en France un « Centre national de Référence Médicochirurgical des Maladies Rares du Développement et de la Différenciation Sexuels », reconnu comme « pôle d’excellence scientifique et clinique ». Ce centre, en parallèle duquel doivent être élaborés des « centres de compétence » régionaux, a pour but d’élaborer un mode de prise en charge médicale des dites anomalies du développement sexuel qui puisse servir de référence au niveau national. Sont globalement préconisés des traitements endocrino-chirurgicaux précoces.

I) PROTOCOLE ACTUEL EN FRANCE
Voici les différentes étapes types d’une « prise en charge » telle qu’elle est mise en place à la naissance d’un nouveau-né intersexué, aujourd’hui, en France

1) Une première étape de la prise en charge correspond à une phase que l’on pourrait qualifier de « découverte » : à la naissance de l’enfant, des professionnels de santé détectent une « anomalie » au niveau des organes génitaux externes ne correspondant pas exactement à celles reconnues comme étant « féminines », ou à celles reconnues comme étant « masculines ».
Le nouveau né est alors transféré en urgence, et de manière systématique, vers l’hôpital pédiatrique qui fait référence au niveau régional.

2) Une seconde étape consiste alors à suspendre la déclaration à l’état-civil d’un sexe. La loi oblige de déclarer le sexe et le prénom du nouveau-né dans les trois jours qui suivent la naissance. Lorsqu’une anomalie du développement sexuel a été détectée, un certificat médical permet de suspendre la déclaration du sexe pendant trois semaines.

3) Simultanément, les médecins s’engagent dans une « recherche diagnostique », au cours de laquelle sont effectués des examens. Systématiquement, des prises de sang et des prélèvements de tissus sont effectués sur le nouveau-né, et les échantillons envoyés à un laboratoire d’analyses médicales, qui renverra les résultats concernant les taux d’hormones et le caryotype. Il est également souvent programmé une échographie pour visualiser les organes internes du nouveau-né.

4) Par la suite, les endocrinologue et chirurgien, se concertent. Il s’agit pour eux de prendre une décision concernant le choix du sexe : les médecins posent un « diagnostic » à partir des éléments donnés par les divers examens, et établissent un « pronostic » en conséquence.

5) S’en suit la phase correspondant à l’annonce aux parents par le chirurgien ou l’endocrinologue. Le « Consensus de Chicago » (2005) recommande aux praticiens de changer de vocabulaire lorsque ceux-ci s’adressent aux parents. Les termes jusqu’alors usités (intersexualité, pseudohermaphrodisme, ambiguïté, par exemple) sont à bannir. Ces anciens termes se sont transformés en « malformations ». « On parle plutôt de malformations et on explique, c’est-à-dire voilà : les gens savent que la malformation ça se corrige. » Il est fréquent de dire que le sexe de l’enfant n’est pas « fini ». Dès lors, l’intervention chirurgicale se fait sous couvert de mener à son terme les « intentions » de la Nature.
Lorsque nous avons assisté à la première rencontre entre le chirurgien et les parents d’un-e enfant âgé-e de trois jours, nous avons constaté que le médecin parlait effectivement de « malformations », mais faisait encore usage d’un ensemble de termes très « techniques », pour expliquer aux parents les examens qui étaient en cours, ainsi que la nécessité (tel qu’il présentait la situation), et les modalités, d’une intervention chirurgicale. Alors que nous-mêmes avions commencé à mener nos recherches depuis plusieurs mois, il nous a été difficile de suivre le fil du discours du chirurgien. Il est fort probable que ceux-ci n’aient guère compris les propos du chirurgien. Ces termes très techniques utilisés plaçaient le chirurgien dans une posture d’expert. Par ailleurs, ce langage savant, mêlé à un langage commun (celui de la « malformation » à « corriger »), participait de la création d’un rapport de forces face à la décision à prendre concernant une opération chirurgicale. En ce sens, il nous semble intéressant de faire ici le lien avec les travaux de S. Fainzang (2006) qui analyse la relation thérapeutique et plus exactement les modalités d’échange de l’information dans le cadre de cette « relation médecins-malades ». L’anthropologue montre que les médecins ont tendance à donner une information plus ou moins parcellaire et « mensongère » aux patients.

6) A partir du moment où le diagnostic est posé, s’en suivent des traitements hormonaux dès quelques jours après la naissance. Si les médecins jugent nécessaire une intervention chirurgicale (le plus souvent lorsque l’enfant est assigné « fille »), rendez-vous est donné aux parents, avant qu’ils ne quittent l’hôpital avec leur enfant, dans les deux ou trois mois suivants avec le chirurgien. Cette consultation sera alors le moment de convenir d’une date pour une intervention chirurgicale. Celle-ci a lieu en général autour des 9 mois de l’enfant

7) Souvent, d’autres opérations ont lieu par la suite, dans les premières années de vie, à la puberté, mais encore à l’âge adulte.

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II) CRITERES CONCERNANT L’ATTRIBUTION D’UN SEXE
A. MECANISMES DECISIONNELS :
Les médecins suivent la règle suivante : « Les femelles génétiques doivent toujours être élevées comme des filles, préservant ainsi leur potentiel reproductif, quel que soit le niveau de virilisation des patientes. Chez le mâle génétique, en revanche, le genre assigné se fonde sur l’anatomie de l’enfant, essentiellement sur la taille du phallus ».
Les médecins favorisent deux évaluations fonctionnelles de la taille adéquate d’un phallus. Les petits garçons doivent pouvoir uriner debout et donc « se sentir normaux » lors des concours pour savoir qui urinera le plus loin ; et les hommes adultes ont besoin d’un pénis assez long pour la pénétration vaginale lors des rapports sexuels. Quelle taille doit donc avoir l’organe pour remplir ces fonctions et entrer dans la définition du pénis ? Dans une étude portant sur 100 garçons nouveau-nés, les pénis allaient de 2.9 cm à 4.5 cm. Donahoe et ses collègues expriment leur inquiétude devant un phallus de 2 cm, et un phallus de 1.5 cm de long et 0.7 cm de large finit par être assigné au genre féminin.

Il apparait que dans la majeure partie des situations, les nouveau-né-e-s intersexué-e-s sont assigné-e-s en « filles ». Dans ce cas, des opérations chirurgicales sont quasiment systématiques. Lorsque le nouveau-né-e est assigné « garçon », les interventions chirurgicales ne sont pas systématiques. Elles peuvent avoir lieu dans le cas où l’organe génital de l’enfant présente un hypospadias* (la verge est courbée et l’orifice urinaire peut être situé en-dessous de la verge) : dans ce cas, le chirurgien modifie la forme de la verge et crée une autre trajectoire du méat urinaire. (Le chirurgien pratique des opérations chirurgicales sur des hypospadias toutes les semaines.)

B. L’INCIDENCE DES NORMES DE GENRE
Les médecins parlent « hypo-virilisation » et « hypervirilisation ». Ce mode de conceptualisation « virilo-centré » est fortement lié à une classification des nouveau-né-e-s intersexué-e-s, l’« échelle de Prader » (créée en 1954), utilisée comme un outil de « diagnostic ». Il s’agit d’une échelle de classification des individu-e-s en fonction de l’aspect des organes génitaux, conçus selon des stades de développement, du « moins viril » (stade 1) au « plus viril » (stade 5).

Au cours des entretiens, les discours de nos interlocuteurs ont laissé paraitre des attentes concernant l’aspect et la « fonctionnalité » des organes génitaux, qui correspondent dans leur logique à des attentes concernant des catégories sociales de « filles » et de « garçons ». En ce sens, le garçon doit avoir une verge de taille considérée comme convenable. La fille doit pouvoir, au mieux, être fertile, au moins avoir des organes génitaux internes permettant à l’âge adulte des rapports sexuels avec pénétration du vagin.

Kessler (1998), dans son étude de la prise en charge médicale de l’intersexualité, note que l’un des critères majeurs concernant l’assignation d’un sexe et l’évaluation des chirurgies en particulier est in fine une hétérosexualité « réussie ». Depuis les travaux de Kessler, toutes les études menées sur la question ont également relevé que les traitements hormonochirurgicaux suivaient l’objectif que ces nouveau-né-e-s une fois « adultes » s’identifient à un type de sexualité jugé acceptable.

Le pouvoir de catégorisation et de nomination

Si on a l’habitude de dire que les mots sont importants c’est parce qu’ils ne sont pas seulement des mots. Leur usage ne vient pas seulement définir une personne, un phénomène social, un objet. L’utilisation d’un mot vient aussi créer une réalité. « Avouer son homosexualité » ce n’est pas la même chose que dire à ses parents qu’on est lesbienne. Mettre en place un dispositif de « vidéo-protection », ce n’est pas pareil que mettre en place un dispositif de « vidéo-surveillance ». Pourtant, dans ces deux exemples, des mots bien différents viennent raconter une histoire autour d’une même situation. Utiliser une formulation ou une autre n’est pas anodine. Elle vient donner une connotation. Un mot utilisé par une personne vient donner des informations à la fois sur le sujet dont la personne parle mais aussi sur le rapport qu’entretien cette personne à ce sujet. Dans cet article nous allons évoquer les différents mots pour parler de l’intersexuation et de ce qu’ils impliquent.

Lucie Gosselin1 dans son mémoire de 2012 écrit : Selon Curtis Hinkle, président de l’OII, le mot intersexuation et ses multiples déclinaisons vient du mot «intersexuality» utilisé en 1917 par Richard Goldschmidt, un endocrinologue. Ce mot, d’origine médicale, n’est cependant utilisé de façon large que depuis les années 1990 avec l’avènement des luttes portées par différents groupes militants de personnes intersexes. Le mot intersexuation est moins chargé de connotations monstrueuses et fantasmagoriques que celui d’hermaphrodisme.
Une nouvelle terminologie a été adoptée par le milieu médical lors d’une conférence à Chicago, Consensus on Intersex Disorders, en octobre 2005. Ce consensus a proposé la nouvelle terminologie Disorders of sex development (DSD) Cette appellation est maintenant en vigueur et largement employée dans les milieux médicaux. Son équivalent français est « désordre du développement sexuel » ou « trouble du développement sexuel », les deux appellations étant utilisées.
Ayant été le premier médecin à recommander de ne pas opérer les enfants intersexués sans leur consentement, le docteur Milton Damond s’est prononcé en 2009 en faveur de « variation du développement sexuel » expression beaucoup moins stigmatisante.

En juin 2015, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe publie un document intitulé « Droits de l’homme et personnes intersexes »2. Il y écrit notamment : Avant l’invention de la classification médicale actuelle appelée «troubles du développement sexuel» (DSD – disorders of sex development), les variations des caractéristiques sexuelles des personnes intersexes étaient classées en plusieurs catégories, les plus courantes étant l’hyperplasie congénitale des surrénales (HCS), le syndrome d’insensibilité aux androgènes (SIA), la dysgénésie gonadique, l’hypospadias et les schémas chromosomiques inhabituels comme XXY (syndrome de Klinefelter) ou XO (syndrome de Turner). Les «vrais hermaphrodites» désignaient les personnes possédant à la fois des ovaires et des testicules.

Les mots peuvent donc connoter de façon pathologique certains corps quand ils sont du côté des « syndromes » et autres « malformations » alors qu’ils peuvent insister sur la diversité humaine quand ils évoquent des « variations des caractéristiques sexuelles ».

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Nous allons maintenant reprendre ce que disait Janik Bastien-Charlebois en 2016 lors de sa conférence « Différends sur le sexe : lectures divergentes des corps intersexués chez les professionnels médicaux et les chercheurs intersexes »3.

Janik différencie l’usage du mot intersexué et celui du mot intersexe. « Intersexué » renvoie à un regard sur le corps. Ce regard sur le corps se construit par un processus social. Il y a certains critères qui vont être utilisés pour dire ce qu’est un corps intersexué et ce qui ne l’est pas. « Intersexe » renvoie à une identité politique. C’est une question d’auto-définition. Une personne intersexe exerce un regard critique sur la société et sur la médecine notamment.

Pour la médecine, le corps est déjà là. C’est une donnée. Par rapport aux corps intersexués, les médecins ont en tête que derrière se cache une vérité du sexe. Il s’agit de débusquer le « vrai sexe » d’une personne derrière des éléments qui troublent, qui rendent difficile sa détermination. Dans cette logique médicale, une fois que « le vrai sexe » est « déterminé » l’idée est de le traiter. En effet, il s’agit d’un corps imparfait, inabouti, où « la nature n’a pas fini sont travail ». Il faut donc corriger cette « ambiguité » par l’intervention chirurgicale et/ou hormonale.
Pour les intersexes, le corps sexué est socialement défini. Il y a une critique de la construction de la bicatégorisation. Cabral (2009), Holmes (2008) et Morland (2005) sont très critiques sur l’usage du mot « ambiguité ». A partir de quand un clitoris est trop grand ? A partir de quand un pénis est trop petit ? Il y a une part de jugement et une part d’arbitraire dans cette évaluation, dans cette façon de décréter les choses. Tout ceci produit une expérience d’invalidation. C’est cette expérience d’invalidation qui fait qu’on devient un sujet politique, qu’on devient un·e intersexe.

Chez les médecins les corps intersexués sont reliés aux mots : maladie, malformation, désordre, syndrome, défaillance, hyper/hypo.
Chez les intersexes on parle de : variation, plus court ou plus long que la moyenne. On ne parle de maladie que lorsqu’il y a un problème de santé qui met en danger la vie par exemple.

Les médecins disent qu’ils vont « réparer », « traiter » les corps des enfants. Les intersexes parlent de « mutilation » puisqu’il s’agit de modifications irréversibles sans urgence en terme de santé et sans consentement.

Pour finir cet article, je voudrais évoquer deux idées importantes pour moi. La première c’est le fait de respecter les termes que les personnes concernées utilisent. Certaines personnes diront qu’elles sont intersexes, d’autres qu’elles sont nées intersexes mais qu’elles ne le sont plus, d’autres reprendront les termes de leurs médecins et parleront de leur « syndrome », d’autres se définiront comme « herma » ou « hermaphrodites ». Si vous n’êtes pas vous même une personne concernée par une variation des caractéristiques sexuelles, j’estime que vous n’avez rien à en dire. Si vous êtes aussi concerné·e, vous pouvez expliquer à la personne ce que vous pensez des implications de telle ou telle formulation. Ensuite, ça appartient à la personne de s’en saisir ou pas. Entendre une personne parler de sa « malformation » ou de son « syndrome » est toujours compliqué pour moi mais j’ai en tête que pour certain·e·s d’entre nous l’usage du terme « intersexe » pour parler d’elleux-même les renvoie à qq chose de douloureux. Pour moi c’est important de respecter l’auto-détermination des personnes, même quand elle ne va pas dans mon sens.

Le dernier point est une question statistique. Régulièrement les médecins incluent ou pas certaines variations dans ce qui serait une intersexuation ou un « désordre du développement sexuel ». Généralement, c’est parce que leur intérêt est de faire apparaître un chiffre plus ou moins important. Quand il s’agit d’obtenir des crédits pour une recherche ou un service de chirurgie pédiatrique, toutes les variations vont être prises en compte. En revanche, quand il s’agit de dire qu’il y a moins de chirurgies sur les enfants intersexes ils vont retirer les variations qui sont le moins éloignées des corps typiquement mâle et typiquement femelle. C’est ainsi, par exemple, que des enfants ayant été « diagnostiqué·e·s » avec un « syndrome des ovaires polykystiques » ou un « hypospadias » vont subir des mutilations mais qu’elles ne seront pas comptabilisées dans les chirurgies sur des intersexes.

Voilà, j’espère vous avoir montré l’importance des mots utilisés pour que vous sachiez ce que ça implique quand vous utilisez tel ou tel terme. Par ailleurs, les mots sont des champs de bataille. C’est absoluement nécessaire de repérer qui a le pouvoir de nommer et de catégoriser habituellement. Pouvoir redéfinir les mots, les subvertir, en inventer d’autres, démasquer les logiques qu’il y a derrière certains termes est un élément important des luttes de mon point de vue. Restons vigilant·e·s à ce sujet.

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1. Son mémoire s’intitule « Intersexualité : Des sexes en question dans les sociétés occidentales » et il est disponible sur https://corpus.ulaval.ca

2. Voir le document complet ici

3. Voir la présentation de son intervention ici

La fabrique de la catégorie sexe – lecture critique et historique

Fiche basée sur « Sexe, genre et intersexualité : la crise comme régime théorique » par Elsa Dorlin et sur « Corps en tous genre – La dualité des sexes à l’épreuve de la science » par Anne Fausto-Sterling) 1

Pour les médecins de l’Antiquité, l’hermaphrodisme n’est pas un cas d’ambiguïté sexuelle comme il sera défini pendant la période moderne, mais un phénomène de transformation qui relève du processus d’achèvement naturel d’un être ; processus anormal toutefois, puisqu’il s’opère bien après la naissance. En d’autres termes, les hermaphrodites sont des filles qui deviennent des garçons au cours de leur vie, comme si la Nature parachevait le développement normal du corps. Les femmes et les hommes possèdent les mêmes organes génitaux mais, en raison d’un manque de chaleur inhérent à la physiologie des femmes, leurs organes se trouvent inversés à l’intérieur du ventre.
Les ovaires correspondent aux testicules, l’utérus et le vagin, au scrotum. Un excès subit de chaleur, un fossé, un ruisseau à traverser… l’appareil génital descend et la transformation en homme est opérée.
L’idée d’un continuum des sexes est essentiellement développée dans le corpus hippocratique. C’est la représentation caractéristique du sexe de l’Antiquité jusqu’au 18e. Il existe entre le mâle parfait et la femelle imparfaite (imparfaite car pas assez chaude pour devenir un homme…) une myriade d’intermédiaires à l’identité « ambiguë ».

À partir du 18e siècle, selon Thomas Laqueur, il s’opère un changement de modèle dominant, sans pour autant que l’ancien ne disparaisse. Hommes et femmes deviennent radicalement différents, et non plus inégaux, car on prête désormais à chacun un sexe spécifique qui est la cause de toute une série de différences corporelles propres et distinctes. Ce nouveau modèle marque l’émergence du dimorphisme sexuel.
Au cours du 18e siècle, l’hermaphrodisme est progressivement considéré comme une imposture et les hermaphrodites sont jugées à l’aune d’une transgression de genre.
Ils/elles ne respectent pas le lien, dit naturel, entre le sexe biologique, le sexe social et l’hétérosexualité. L’hermaphrodisme est alors essentiellement évalué au niveau d’une ambiguïté des appareils génitaux externes, principalement d’une confusion possible entre le clitoris et le pénis. Pour la majorité des médecins, appelés comme experts aux procès, les hermaphrodites sont des femmes qui, à l’occasion d’une « malformation génitale » (en général une hypertrophie clitoridienne), se prennent pour des hommes. L’hermaphrodite est traité comme un imposteur, un criminel. Dans ces conditions, supprimer l’anatomie de la perversion (par l’ablation du clitoris notamment) équivaut à supprimer la perversion elle-même. À l’aube du 19e siècle, l’institution judiciaire charge la médecine de résoudre le « problème » de l’hermaphrodisme par la normalisation des corps.

À la fin du 19e siècle, avec l’évolution des techniques on découvre l’existence de gonades mixtes (appelées ovotestis). Exit le sexe gonadique : ovaires et testicules ne peuvent constituer un critère infaillible pour fixer le sexe d’une personne. S’ouvre alors une véritable « quête de la Nature ». À la fin du 19e et au début du 20e siècle, les hormones sont apparues comme ce fondement naturel tant recherché de la bi-catégorisation sexuée. Pourtant, très rapidement, la recherche biomédicale s’aperçoit que les hormones dites « sexuelles » ont des fonctions bien plus complexes que la simple sexuation des corps ; que les hormones dites « masculines » et « féminines » sont présentes chez les femmes comme chez les hommes ; enfin, que les hormones « masculines » peuvent avoir des effets féminisants dans certaines circonstances et inversement.

À partir du milieu du 20e siècle les recherches génétique tentent alors d’apporter une résolution à la crise du sexe : bientôt les chromosomes XX et XY sont considérés comme les déterminants ultimes du sexe des individus. Or, de nouveau les contradictions et les exceptions abondent et remettent en question la validité du critère. On découvre par ailleurs que près de 10 % des individus sont des « hommes » qui possèdent une formule chromosomique XX ou des « femmes » qui possèdent une formule XY. Le critère génétique ne résout rien pour bicatégoriser les sexes !

Cette longue histoire du sexe est l’illustration parfaite de l’histoire sociale et politique d’une crise scientifique, entendue comme le point critique auquel parvient une théorie lorsqu’elle devient incapable de rendre compte d’un phénomène. Les principes « biologiques » approximatifs de la bi-catégorisation sexuée, le sexe gonadique, le sexe hormonal ou le sexe chromosomique, ne peuvent rendre parfaitement compte des conformations sexuées des corps.

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Comme Harding et Haraway l’ont montré avec force, l’objectivité est toujours partielle ; elle part d’un point de vue social et culturel. On peut donc considérer la science comme un savoir certes fiable et utilisable, mais qui n’en est pas moins contextuel et ancré dans une culture locale.

Fausto-Sterling affirme qu’apposer sur quelqu’un l’étiquette « homme » ou « femme » est une décision sociale. Le savoir scientifique peut aider à prendre cette décision, mais seules nos croyances sur le genre – et non la science – définissent le sexe. En outre, les connaissances que les scientifiques produisent sur le sexe sont influencées dès le départ par nos croyances sur le genre.
Nos corps sont trop complexes pour offrir des réponses claires et nettes sur la différence sexuelle. Plus nous cherchons une base physiologique simple au « sexe », plus il devient évident que le « sexe » n’est pas une pure catégorie physique. Les signaux et les fonctions corporelles que nous définissions comme masculins ou féminins sont déjà pris dans nos idées sur le genre.

Le savoir gagné aux XIXème et XXème siècles sur l’embryologique et l’endocrinologie du développement sexuel nous permet de comprendre que les humains hommes et femmes commencent tous leur vie avec les mêmes structures; la totale masculinité et a totale féminité représentent les extrêmes d’une gamme de types corporels possibles. Que ces extrêmes soient les plus fréquents a donné créance à l’idée qu’ils ne sont pas seulement naturels (produits par la nature), mais normaux (représentant un idéal statistique et social).

Nos théories du sexe et du genre tissent une trame commune avec la gestion médicale de l’intersexuation. Qu’un enfant soit élevé en tant que garçon ou que fille, et soumis à des modifications chirurgicales et à divers régimes hormonaux, dépend de nos réponses à toute une gamme de questions. Quelle importance revêt la taille du pénis ? Quelles formes de relations sexuelles sont « normales » ? Est-il plus intéressant d’avoir un clitoris sexuellement sensible – même s’il est plus grand et plus pénien que la norme statistique – que d’avoir un clitoris qui ressemble visuellement au type commun ?

Est-il si déraisonnable de demander que nous pretions plus d’attention à la variabilité, et moins à la conformité ? Le problème avec le genre, tel que nous le connaissons aujourd’hui, c’est la violence – tant réelle que métaphorique – que nous exerçons en le généralisant.

Nous ne devons jamais perdre de vue que nos débats sur le corps sont toujours aussi des débats moraux, éthiques et politiques sur l’égalité sociale et politique, et sur les possibilités de changement. Rien de moins n’est en jeu.

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1. Petite précision, ces articles/livres sont anciens et utilisent du vocabulaire daté. Par exemple, les intersexes n’utilisent plus depuis longtemps le terme « intersexualité » mais lui préfèrent clairement le terme « intersexuation ». De la même façon, certaines mots ou formulation comme « hermaphrodisme » ou « ambiguïté sexuelle » utilisées par les autrices citées ont fait l’objet de critiques par les associations et chercheureuses intersexes. N’hésitez pas à lire leurs productions. Certaines d’entre elles seront évoquées ici prochainement.

Eléments de biologie : la complexité du sexe

Fiche basée sur la lecture du livre de Thierry Hoquet, Des sexes innombrables – Le genre à l’épreuve de la biologie

Toutes nos connaissances sont toujours des dispositifs situés, qui sont déployés à une époque donnée, avec des outils, des concepts et des instruments historiquement relatifs, mis en œuvre par des individus qui sont engagés dans l’existence, qui ont des pratiques sexuelles et des positions politiques. Si bien qu’il nous faut des théories scientifiques pour décrire le réel, que nous pouvons nous efforcer d’en produire de meilleures, mais qu’en définitive une théorie scientifique n’a qu’une chance bien faible de durer toujours : toutes nos constructions sont faillibles et il faut s’en méfier.

Donna Haraway mit en garde les théoriciennes féministes contre un concept de genre qui serait en quelque sorte tenu en quarantaine, à l’abri des infections du sexe biologique, avec en symétrique une biologie renvoyée à la nature et soustraite à toute intervention critique.

Le couple femme/homme n’est jamais équivalent ni au couple femelle/mâle ni à féminité/masculinité, et ce en dépit de l’apparente homologie qui existe entre ces trois dichotomies. Dans le cadre de la distinction sexe/genre, on peut dire que la paire femelle/mâle incarne le sexe, et que féminin/masculin représente le genre; quant au couple femme/homme, son statut est incertain; comme un nouage ou un point de rencontre, où le genre doit se conformer au sexe.

La bicatégorisation désigne le vice de couper la nature en deux. Pourquoi ranger les individus au sein de chaque espèce, à commencer par la notre, dans deux boites hétérogènes l’une à l’autre : les Femelles d’un côté et les Mâles de l’autre ? Dès lors, tout ce qui n’entre pas dans l’une ou l’autre de ces boites se trouve assigné à la monstruosité et à l’anomalie, et se voit éliminé ou du moins condamné à une vie bancale et intermédiaire.

On pense à tort, selon « le bon sens » qu’il y a deux sexes évidents. Mais si on s’appuie sur la biologie, les choses sont tout de suite plus complexe. En effet, le sexe a des coordonnées nombreuses : sexe chromosomique, sexe génital, sexe gonadique, sexe hormonal, sexe gamétique. Chaque individu peut se situer différemment sur chacun de ces axes. Dès lors, quelle coordonnées viendrait dire un supposé « vrai sexe » de la personne ? Selon les époques, les réponses ont été différentes. Nous en parlerons plus précisément plus tard. On voit déjà que la question de qu’est-ce que le sexe biologique d’une personne est complexe.

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Il est important de questionner la question de la « norme ». En effet, quand on parle de la norme on peut parler de plusieurs choses :
– la norme statistique (fréquent/atypique)
– la norme médicale (sain/pathologique)
– la norme politique (normé/déviant)

On peut dire que du point de vue de la norme statistique les intersexes sont atypiques ou peu fréquents. La société les estimes alors comme des déviant·e·s sur un plan politique. Et cela se traduit par une pathologisation sur le plan médical. Il faut avoir en tête que la pathologisation sur le plan médical vient renforcer et légitimer la stigmatisation sociale qui a son tour permet à la médecine de pathologiser davantage.

Un exemple sur la question de la norme et de comment celle-ci est utilisée contre les intersexes. Statistiquement, un clitoris « normal » ne dépasse pas 1 cm, un pénis « normal » a une taille comprise entre 2,5 et 4,5 cm. En dehors de ces normes statistiques, on est dans l’anomalie, c’est à dire la rareté. Or, cette « rareté » a été traitée comme pathologique, si bien qu’on a pu dire que, du point de vue médical, il est absolument proscrit d’avoir des organes génitaux qui mesurent entre 1 cm et 2,5 cm. Si un enfant nait avec un clitoris trop gros ou un pénis trop petit, par rapport à ces données statistiques, les chirurgiens l’opèrent.

Revenons maintenant aux différentes coordonnées du sexe.
1) sexe chromosomique: XX, XY, XXY, XO, XXX, XYY, formule chromosomique mosaïque, etc.
2) sexe génital: toutes les configurations et diversités possibles (cf. échelle de Prater par ex)
3) sexe gonadique: ovaires, ovotestis, testicules
4) sexe hormonal: toutes les subtilités sont possibles; bien des femmes ont des dosages hormonaux plus proches de la moyenne de ce qui est attendu pour les hommes et inversement
5) sexe gamétique: il n’y a que sur cette coordonnée du sexe qu’on trouve un binarisme (soit ovules, soit spermatozoïdes).

Si sur un seul des registres du sexe il y a du binarisme alors qu’il y a de la complexité et de la diversité sur les autres, pourquoi donner une place prépondérante à ce niveau là et qu’est-ce que ça veut dire de ratiboiser une part de la réalité biologique complexe pour tout unifier, donner une dimension univoque au sexe ?